Entreprises "alternatives" et changement de société

 

LA SITUATION ACTUELLE

 

Déjà actuellement, un certain nombre d’entreprises se détachent du capitalisme par certains aspects. Il ne faut pas en exagérer l’importance, mais ne pas perdre cela de vue non plus. L’agriculture paysanne fonctionnant en circuit court pour les dépôts de paniers ou les groupes d’achats (AMAP en France) en est un exemple : un contrat est établi entre producteurs et consommateurs. Il sort de l’ordinaire en ce sens que le prix ne dépende pas des fluctuations du marché ; il est souvent plus bas que dans le commerce. Le contrat prévoit aussi une qualité environnementale du produit et de la production, parfois une solidarité avec les producteurs en cas de difficulté ou des aides ponctuelles. Localisée à Ath, la coopérative Coprosain présente également des aspects non conventionnels, comme la fixation de prix plus élevés, peu sensibles au marché, envers une quarantaine de producteurs du Hainaut occidental ; les rapports des groupes d’achats avec Coprosain ne relèvent pas non plus des rapports marchands, mais du respect mutuel [1]..

Par d’autres aspects, les entreprises "alternatives" [2], sans sortir du capitalisme, développent des pratiques où le profit n’est pas tout-puissant : accommodements pour les horaires de travail, consultation des travailleurs, souci d’éviter les accidents de travail, etc.

Pour le reste, elles dépendent encore largement des secteurs conventionnels : communications (gsm…), informatique (ordinateurs...), transport (tracteurs, camions, avions…)… L’organisation du travail y est toujours fondée sur les mêmes divisions du travail, entraînant une hiérarchie traditionnelle. La concurrence et les lois du marché sont présentes bien trop souvent dans "l’alternatif". Il existe cependant dans tous ces domaines quelques "poussées" hors du commun, comme le choix d’une machine éliminant un travail répétitif pour conserver uniquement l’intervention de la "main du maître" (l’entreprise Les trois petits fours à Fernelmont), comme une rotation des tâches (ou plutôt une entraide) dans de petites coopératives (Archipel à Liège, La Bardane à Chaumont-Gistoux), exemples assez rares d’ailleurs [3].

À partir d’ici, nous pouvons poser deux questions :
- Ce genre d’entreprises se développera-t-il dans un sens non-capitaliste, créant des réseaux économiques et sociaux alternatifs, prolongeant et améliorant ce qui a existé autrefois à travers les coopératives ouvrières et les mutuelles ?
- À terme, peut-on envisager une transformation de la société s’appuyant sur ces réseaux ?

LES CONDITIONS POUR UN CHANGEMENT DE SOCIÉTÉ

Hélas, trois fois hélas, nous sommes encore fort éloignés d’une société meilleure, "humaine", c’est-à-dire non conduite par la recherche du profit maximum. Les échecs de l’Union soviétique et de la Chine, les impasses du mouvement ouvrier occidental devraient être bien analysés. Parce qu’on ne devrait pas se priver de tirer les leçons d’expériences du passé aussi importantes, parce qu’y ont justement fleuri des entreprises de type coopératif, avec une partie des critères que l’on retrouve dans les entreprises alternatives actuelles.

Parmi les leçons à tirer, risquons-nous à prétendre que la condition première pour qu’une société évolue dans une "bonne" direction, au service de la population, est que la population elle-même soit en mesure de la diriger selon ses intérêts réels et d’empêcher qu’une minorité privilégiée ne (re)prenne le dessus. Donc la "participation des travailleurs" est bien insuffisante, c’est tout au plus une étape.

Comment y arriver et quel rôle pourraient jouer (joueront) les entreprises "alternatives" ? Quelques réponses peuvent être avancées. L’objectif déjà ancien et souvent oublié est d’évoluer vers la suppression des grandes divisions du travail, notamment la division travail manuel-intellectuel. Plus facile à dire qu’à faire. Cela implique, pour se contenter d’un seul exemple, que l’organisation du travail et les machines servent à éliminer les travaux répétitifs, abrutissants, du travailleur à la chaîne au presse-bouton ouvrier ou employé sur ordinateur. Sans créer au sein même du capitalisme certaines des conditions pour que la population – une partie notable de la population – devienne créative, aucun changement de société ne dépassera ce qui a été atteint autrefois, aucune démocratie vivante, vraie n’apparaîtra [4]. Du point de vue économique et social, les entreprises alternatives contribueront à cette préparation, à jeter les bases d’une transformation, lorsque les qualités qu’elles révèlent actuellement seront démultipliées. Et nous voilà en plein dans l’utopie, sans remède précis pour en sortir, sinon sensibiliser, mobiliser la population sur les problèmes graves actuels [5], soutenir les initiatives ouvertes [6] comme les liens de l’agriculture paysanne avec les groupes d’achats, les SEL, les petites coopératives et petites entreprises alternatives, etc.

"Tout en détruisant, il faut amener à pied d’oeuvre les matériaux qui serviront à reconstruire la nouvelle société ; sans quoi, il est inutile de demander à un pauvre de se débarrasser de son vieux manteau s’il n’a pas ou ne voit pas par quoi il peut le remplacer. Il en va de même des sociétés, une nouvelle n’est possible que quand la vieille ne l’est plus. [7]"

C’est la vie elle-même et des recherches pluridisciplinaires mieux orientées qui nous apprendront comment procéder pour quitter notre monde de prédateurs de la nature, d’exploiteurs à l’échelle internationale, de fauteurs de guerre. L’opposition est de taille, les multinationales ne disparaîtront pas d’elles-mêmes, il faut que le monde entier (les peuples) se dresse contre elles, créant un rapport de forces favorable ; et pour cela, pour aboutir, il est indispensable que des alternatives fleurissent avec toutes les bonnes volontés… et ça commence !

Notes :

1. Par exemple, si le groupe d’achats prétend qu’il manque quelque chose dans la livraison, Coprosain ajuste la facture en faisant confiance ; en contrepartie, il arrive souvent que des erreurs de facturation défavorables à Coprosain soient signalées par le groupe d’achats

2. Entreprises "alternatives" : terme approximatif définissant les entreprises (et associations) soucieuses de l’environnement, des conditions de travail, mettant en exergue une économie au service de l’homme et non du profit. C’est une définition brute.

3. Voir, par exemple, l’enquête relatée dans M. Nejszaten, Balade dans un autre monde, asbl Vivre… S, Seraing, 2003.

4. Pour en revenir aux entreprises alternatives, il nous semble que des réseaux de petites entreprises alternatives correspondent mieux à ces objectifs actuellement que de grandes entreprises tentées de reproduire la hiérarchie capitaliste pour "réussir" la gestion.

5. Par exemple, l’Appel de Paris fait état des menaces pesant sur l’espèce humaine et les autres espèces vivantes à cause des pollutions.

6. Le mot "ouvert" signifie que les participants de l’initiative soient conscients des limites des démarches actuelles et ne visent donc pas à "coexister", à trouver une niche confortable, laissant en place le pouvoir capitaliste.

7. Le feu d’artifice d’Albert Dehosay, pionnier de l’écologie sociale, éd. Vivre… S, 2009.

Michel Nejszaten est co-fondateur de l’asbl sérésienne Vivre... S, qui inscrit son action à la fois dans la mémoire des luttes et expérimentations sociales du mouvement ouvrier et dans l’écologie au sens large. Vivre... S est à l’origine d’un groupe d’achats ancré en milieu populaire depuis 1987. M. Nejszaten a réalisé une enquête significative au sein de ce qu’il nomme « les entreprises alternatives ». Cette enquête, intitulée Balade dans un autre monde, est intégralement téléchargeable sur le site web de Barricade, dans la rubrique Publications/Ressources.

 

SOURCE / barricade.be

Tag(s) : #actualités
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