A contre-courant de la politique du buzz: une gauche des cerveaux lents et des cerfs-volants?

Face au rythme frénétique et au brouhaha stérilisant des buzzs médiatiques (récemment autour de Marine Le Pen) ne doit-on pas retrouver les sentiers de la lenteur et de l'imagination propres à une certaine sagesse philosophique? Á propos d'un nouveau titre de la collection « Petite Encyclopédie Critique » des éditions Textuel : B.a-ba philosophique de la politique pour ceux qui ne sont ni énarques, ni politiciens, ni patrons, ni journalistes...

 

 

 

*************************************************

 

La politique apparaît de plus en plus rongée par une vaine accélération du temps. Le buzz remplace trop souvent la réflexion et le marketing l'action (y compris le marketing d'un nouveau « créneau » de la politique professionnelle : « la politique autrement » !). Cette nouvelle religion de l'immédiateté, appelée par l'historien François Hartog « présentisme »[1], donne fréquemment un sentiment de vide. Et pourtant nombre d'entre nous continuent à courir après ce que les médias nomment « l'actualité ». Mais comment ne pas se contenter d'être des marionnettes de rythmes dominants que nous récusons par ailleurs, en étant peut-être rhétoriquement « contre » mais effectivement « tout contre » ?

 

Il est peut-être temps, à un peu plus d'un an des élections présidentielles, de commencer à réfléchir au lieu de se laisser ainsi emporter dans une mécanique susceptible d'écraser les plus louables intentions. Des sondages peu rigoureux ont ainsi porté Marine Le Pen à la première place des intentions de vote au premier tour des Présidentielles. Sous le joug du présentisme, la schizophrénie journalistique, entre timides rappels des conditions douteuses desdits sondages (guidés par des soucis déontologiques inégalement partagés, pointés par la sociologie compréhensive de Cyril Lemieux[2]) et participation au buzz (par automatismes professionnels plus massifs : quête du scoop et « circulation circulaire de l'information » analysées par la sociologie critique de Pierre Bourdieu[3]), apparaît pathétique. Comme l'affolement, contribuant au buzz, des forces politiques dominantes. On perçoit déjà un scénario possible : l'emballement pour « le vote utile » au premier tour facilitant la victoire d'une forme soft de néolibéralisme de gauche, sans les excès sécuritaires et xénophobes du sarkozysme. Puis pourrait venir, dans un second temps, le moment de la déception face à une politique économique et sociale assez proche de celle menée aujourd'hui, laissant place à la victoire d'une alliance encore plus redoutable entre droite classique et extrême-droite relookée...Rien n'est écrit à l'avance dans l'histoire, les événements regorgeant de possibilités parfois inattendues, comme nous le montrent une fois encore les révolutions arabes en cours, mais quand de lourds engrenages se mettent en place sans qu'on n'y prenne garde, le moindre mal peut préparer le pire...

 

Les cerveaux lents de la critique sociale et de la sagesse philosophique

 

Pourquoi ne pas ouvrir et consolider, alors que nous ne sommes pas encore complètement happés par la compétition présidentielle, des espaces de plus grande distanciation ? Pour nous aider, selon encore les mots de Pierre Bourdieu, à « constituer comme faisant question ce qui apparaît hors de question »[4]. N'hésitons pas, pour ce faire, à freiner, à ralentir, afin de redonner de la profondeur à la politique. Contre les visions étroitement institutionnelles et professionnalisées de la politique, si évidentes parmi les « Z'élites » tendant à monopoliser les discours autorisés sur la politique, et en particulier les politiciens, les journalistes, les énarques et les patrons. Pour redécouvrir la tonalité philosophique de la vie de la polis, retrouvant des connexions avec les questions ayant trait au sens et à la valeur de l'existence. Bref dotons le questionnement politique d'une qualité spirituelle, en un sens non nécessairement religieux.

 

Ici la lenteur peut bénéficier des protections du silence, et les outils de distanciation sociologique sont susceptibles de se conjuguer avec les ressources de la sagesse philosophique. Certains conseils du philosophe Gilles Deleuze sont, de ce point de vue, particulièrement éclairants :

 

« nous sommes transpercés de paroles inutiles, de quantités démentes de paroles et d'images. La bêtise n'est jamais muette ni aveugle. Si bien que le problème n'est plus de faire que les gens s'expriment, mais de leur ménager des vacuoles de solitude et de silence à partir desquelles ils auraient enfin quelque chose à dire. (...) Douceur de n'avoir rien à dire, droit de n'avoir rien à dire, puisque c'est la condition que se forme quelque chose de rare ou de raréfié qui mériterait un peu d'être dit. »[5]

 

Une gauche à refaire a besoin de la mise en tension des urgences de l'action présente (résistances sociales et expérimentations alternatives) avec la logique des cerveaux lents de la critique sociale et de l'interrogation philosophique.

 

Ce B.a-ba philosophique de la politique pour ceux qui ne sont ni énarques, ni politiciens, ni patrons, ni journalistes s'efforce ainsi d'explorer un élargissement et une actualisation des outils de la critique sociale (et notamment, dans le prolongement de Marx, de la critique du capitalisme), tout en réinterrogeant une philosophie politique de l'émancipation ajustée aux défis de ce début de XXIe siècle (précarisation sociale, défis écologiques, aspirations de l'individualité, approfondissements libertaires de la démocratie, etc.). Non pas sur le mode d'une avant-garde intellectuelle et/ou politique qui prétendrait éclairer un peuple supposé complètement « aliéné par l'idéologie dominante » et/ou « abruti par la propagande des médias » (selon une vision élitiste et misérabiliste malheureusement assez active dans les milieux critiques), mais dans un va-et-vient, une interpellation réciproque et un métissage des intelligibilités et des sensibilités émergeant des expériences ordinaires, d'une part, et des intelligibilités et des sensibilités produites dans les milieux intellectuels et artistiques, d'autre part. Se dessine, à travers ces entrechoquements et ces entrecroisements, la figure d'une « philosophie populaire » dans l'inspiration livrée par le typographe anarchiste Pierre-Joseph Proudhon :

 

« il faut bien que la philosophie s'humanise, et, à peine de n'être jamais rien, qu'elle se fasse démocratique et sociale. »[6]

 

En glanant ici et là des briques intellectuelles d'origines diverses pour se construire soi-même et pour élaborer avec d'autres des mouvements sociaux émancipateurs.

 

Les cerfs-volants de l'utopie lestés par une mémoire critique

 

Une critique sociale et une philosophie de l'émancipation populaires et en recherche. Car cela fait presque deux siècles que les efforts pour bâtir une société post-capitaliste démocratique et pluraliste durable échouent. Nous avons donc dans notre besace nombre de doutes et de questions, agrémentés seulement de quelques réponses provisoires et partielles. En puisant de manière critique dans le meilleur des traditions émancipatrices qui nous ont précédés, nous avons à forger et à poser au fur et à mesure nos propres rails, les rails d'une nouvelle politique d'émancipation, de manière tâtonnante et expérimentale, en apprenant de nos erreurs.

 

Se confronter, dans l'action, au présent sans succomber aux illusions du présentisme suppose d'être lestés par des racines puisant dans le passé, tout en demeurant ouverts à l'inédit à venir. Les cerfs-volants de l'utopie ont besoin des attaches propres à une mémoire critique. Il ne s'agit pas ici du culte nostalgique de passés fantasmés, qu'ils fassent horreur (comme l'aveuglement vis-à-vis des barbaries staliniennes et maoïstes que certains confondent avec « la fidélité ») ou qu'ils soient plus présentables (comme les appels au  « retour » de « l'école de Jules Ferry » ou du programme du Conseil National de la Résistance), dans lesquels on puiserait des recettes magiques. On préfèrera une mémoire passée au crible de la critique et ajustée aux enjeux actuels, qui sache entendre les voies oubliées des opprimé-e-s d'hier sans pour autant se contenter de répéter dogmatiquement de prétendues « solutions » qui auraient été gravées à jamais dans les marbres de jadis. Par ailleurs, l'utopie ne peut se concevoir comme un projet idéal fermé sur lui-même sans rapport avec nos expériences présentes, ni avec les contradictions du réel. Il n'est point question de fuite « utopiste » (au mauvais sens du terme), mais d'une boussole utopique nous aidant à nous orienter hors des supposées fatalités de ce qui existe, d'un sens imaginant de l'ailleurs subtilement exploré par les travaux de Miguel Abensour[7].

 

Via ce double réajustement, vers les attaches du passé et vers les ouvertures du futur, l'action présente trouverait une nouvelle noblesse. Comme le rappelle le regretté Daniel Bensaïd, c'est dans ce cadre que « le présent, et lui seul, commande le faisceau des "peut-être" »[8].

 

Toutefois, après les déconvenues tragiques du XXe siècle comme avec la prise de conscience de nos fragilités individuelles et collectives, les cerfs-volants de l'utopie se font volontiers mélancoliques, en incorporant une dose nécessaire de pessimisme. Mais pourquoi pas joyeusement mélancoliques ? Échappant à la pluie et en quête du soleil, la figure de l'arc-en-ciel (the rainbow) incarne avec finesse une telle joie mélancolique. Ce qui apparaît sensible tant dans l'adaptation française du standard de la chanson américaine Over the Rainbow :

 

« Soudain, derrière l'arc-en-ciel

Tu es là

La pluie, se mêle au soleil

Et j'ai le cœur qui bat »[9].

 

Que dans sa version originale :

 

« Somewhere over the rainbow bluebirds fly

Birds fly over the rainbow, why then, oh why can't I? »

 

C'est pourquoi ce B.a-ba philosophique de la politique pour ceux qui ne sont ni énarques, ni politiciens, ni patrons, ni journalistes va aussi chercher sa nourriture spirituelle du côté, plus familier pour ceux qui sont éloignés des débats de la philosophie et des sciences sociales, du cinéma hollywoodien (Spiderman, Terminator et Avatar), du polar américain (de David Goodis à Dennis Lehane) ou de la chanson d'expression française (d'Eddy Mitchell au rap). Pourquoi ne pas tenter d'être à la fois hérétiques et populaires, au risque inévitable de se planter à nouveau sur les chemins cahoteux de la quête du sens ?

 

 

Notes :

 

[1] Dans F. Hartog, Régimes d'historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, 2003.

[2] Dans C. Lemieux, Mauvaise presse. Une sociologie compréhensive du travail journalistique et de ses critiques, Paris, éditions Métailié, 2000.

[3] Dans P. Bourdieu, Sur la télévision, suivi de L'emprise du journalisme, Paris, LIBER éditions/Raisons d'agir, 1996.

[4] Dans P. Bourdieu, « La science et l'actualité », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n°61, mars 1986, p.2.

[5] Dans G. Deleuze, « Les intercesseurs », (entretien avec A. Dulaure et C. Parnet, 1re éd. : octobre 1985), repris dans Pourparlers. 1972-1990, Paris, éditions de Minuit, 1990, p .177.

[6] Dans P.-J. Proudhon, « Philosophie populaire. Programme », texte placé en avant-propos de l'édition de 1860 de l'ouvrage De la Justice dans la Révolution et dans l'Église (1re éd. : 1858), Paris, éditions Fayard, tome 1, 1988, pp.28-29.

[7] Voir notamment M. Abensour, L'Utopie de Thomas More à Walter Benjamin, Paris, éditions Sens & Tonka, 2000.

[8] Dans D. Bensaïd, « Utopie et messianisme : Bloch, Benjamin et le sens du virtuel » (1re éd. : 1995), dans Une radicalité joyeusement mélancolique. Textes (1992-2006), textes choisis et présentés par P. Corcuff, Paris, éditions Textuel, 2010, p.110.

[9] Derrière l'arc-en-ciel, adaptation française par Jérôme Attal de Over the Rainbow (paroles d'Edgar « Yip » Harburg, 1939) pour l'album Grand Écran d'Eddy Mitchell (2009).

 

 

Sommaire du B.a-ba philosophique de la politique pour ceux qui ne sont ni énarques, ni politiciens, ni patrons, ni journalistes

 

Introduction : Redonner des couleurs philosophiques à une politique radicalement émancipatrice

Un anti-manuel de philosophie politique

Une tâche difficile et passionnante à l'aube du XXIe siècle

Plan du livre

Double éloge des cerveaux lents et des cerfs-volants

1. Une philosophie politique populaire et non-conformiste

Énarques, politiciens, patrons et journalistes : s'abstenir !

Énarques

Politiciens

Patrons

Journalistes

Des « vacuoles de silence » pour enfin philosopher ?

La diabolisation élitiste des médias comme obstacle actuel à l'alliance de la radicalité et de l'émancipation

Encadré : Pourquoi les théories du complot sont-elles erronées ?

Un b.a.-ba à visée émancipatrice dans le sillage des universités populaires

2. Patchwork philosophique de la politique : chansons, cinéma, polars...

Swings des individualités blessées contemporaines : d'Eddy Mitchell au rap

Eddy ou les balades du désenchantement utopique

Du rap au sous-commandant Marcos

Des individus gauches, entre pessimisme et optimisme : du polar à Fabrice Luchini

Des noirceurs utopiques de Goodis...

...aux questions dérangeantes de Luchini et de Rosset

Un anticapitalisme de la fragilité : de Spiderman à Avatar

Spiderman ou l'héroïsme de la fragilité

Terminator et les voies de la désobéissance civile

Avatar : l'écologie anticapitaliste

Une perplexité raisonnée, entre certitude et doute : Shutter Island et Wittgenstein

3. De la critique des logiques dominantes aux logiciels alternatifs

Se défaire de la magie des essences

Wittgenstein et la critique de la philosophie politique traditionnelle

« Le voile islamique » comme exemple

Badiou et « le sarkozysme »

Vers une approche non essentialiste de la politique

Pour une critique sociale renouvelée

Une critique élargie du capitalisme : classes, individus, nature, démocratie et sens de l'existence

Les vocabulaires politiques dominants en questions

D'autres logiciels politiques

Une action au cœur du présent reliée au passé et à l'avenir

Une politique pragmatique guidée par des paris raisonnés

Repenser le local et le global

En guise de conclusion : De la philosophie à la pratique

 

 

Philippe Corcuff est l‘auteur de B.a-ba philosophique de la politique pour ceux qui ne sont ni énarques, ni politiciens, ni patrons, ni journalistes (éditions Textuel, collection « Petite Encyclopédie Critique », 144 pages, 9,90 euros, mars 2011). Il est maître de conférences en science politique à l'Institut d'Études Politiques de Lyon. Co-fondateur de l'Université Populaire de Lyon et de la nouvelle Université Critique et Citoyenne de Nîmes, il est aussi membre du conseil scientifique de l'association altermondialiste ATTAC et du Nouveau Parti Anticapitaliste. Il a notamment publié : La société de verre. Pour une éthique de la fragilité (Armand Colin, 2002) et Bourdieu autrement (Textuel, 2003). Voir aussi son blog sur Mediapart : Quand l'hippopotame s'emmêle...

 

Pour faire venir l'auteur pour un débat (dans une librairie, un cadre militant ou autre), contacter Eve Bourgois aux éditions Textuel <eve.bourgois@editionstextuel.com>.

 

Source : MEDIAPART

 

 

Tag(s) : #lectures
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :