De quoi Cahuzac est-il le nom ?
L’affaire Cahuzac, parvenu au stade des aveux, pose une question vieille comme la démocratie, qui est celle du discours vrai… La question de la vérité, du parler vrai, ne saurait se réduire à sa dimension morale, comme semblent le croire la plupart des commentateurs. On ne saurait non plus attendre de la justice qu’elle l’épuise par un jugement. Ce n’est pas en tous cas en ces termes que l’affaire Cahuzac la pose, mais en des termes politiques. Ce n’est pas un mensonge privé, ce n’est pas un mensonge dicté par des circonstances particulières, c’est un mensonge en situation, en l’occurrence, devant la représentation nationale.
On peut s’interroger sur les motivations qui ont conduit un ministre de la République, à mentir avec un tel aplomb devant le Parlement. Est-ce pur cynisme ou le rôle du Parlement est-il à ce point dévalué dans l’esprit même de ses représentants que le parjure serait sans conséquence? Est-ce un effet de cette tacticalisation de la loi dont parlait M. Foucault qui tracerait un autre partage de la vérité et du mensonge ?
Pendant la campagne électorale de 2012, tous les candidats se sont prononcés pour un discours de vérité. A Villepinte, Nicolas Sarkozy a même raconté l’histoire de sa conversion à la vérité. Cette fois, il ne prétendait pas avoir changé comme en 2007 mais avoir « appris ». "Je vais être critiqué, attaqué mais je m'en moque car j'ai dit la vérité. » Celui qui en cinq ans avait le plus contribué au discrédit de la parole publique ne craignait pas d’affirmer : « Il est temps de dire les choses telles qu'elles sont pour rendre la parole politique crédible dans notre pays." Avant de conclure son discours par ces mots : "Nous avons deux mois pour faire triompher la vérité." Nicolas Sarkozy proclamait: « Il faut "que l'on dise la vérité aux citoyens (qui) ne sont pas des gogos». Ce qu’il s’agit de dire aux citoyens « qui ne sont pas des gogos», c’est qu’on les appelle à l’effort bien sûr. La Vérité est l’autre nom de la Rigueur, le masque de l’Austérité L’euphémisation de la Crise. Inutile d’invoquer Churchill pour rappeler que le « parler vrai » des hommes politiques fleurit par temps de guerre ou de crise. Celui de Michel Rocard date de la fin des années 1970, après le double choc pétrolier. Celui de N. Sarkozy de la crise de 2008.
François Hollande n’a cessé de le répéter depuis dix mois. Derrière le devoir de vérité se cache l’injonction aux sacrifices. F. Bayrou bénéficie d’une sorte d’antériorité puisque dès 2002, son affiche de campagne de campagne proclamait déjà: « La Vérité, une Idée Neuve »… Manuel Valls en digne successeur du « parler vrai » de Michel Rocard ne cesse d’évoquer ce "besoin criant de vérité, de transparence" dans l’opinion. Pendant la campagne des primaires en 2012, il ne craignait pas d’affirmer: « Par mon discours de vérité, je suis convaincu d'avoir fait bouger le centre de gravité de la gauche», une gauche sans doute trop encline selon lui à lui préférer le mensonge ou l’ « illusion ». Le problème c’est que Jérôme Cahuzac était jusqu’à hier l’un des représentants les plus éminents de cette gauche de « vérité ». Son pedigree politique, de Rocard à DSK, ne laisse aucun doute.
Le problème c’est que les français restent de marbre devant une tel étalage de la vérité. Jamais la confiance dans la parole publique n’a été aussi faible. Selon une étude Ipsos de février 2012, un Français sur deux considère que "la sincérité des femmes et des hommes politiques" s'est dégradée au cours des deux dernières décennies ». Ce n’est pas l’aveu de Jérôme Cahuzac qui va les faire changer d’avis.
Platon affirmait que les régimes politiques avaient une voix propre (phôné). « Tout Etat qui parle son propre langage vis à vis des dieux et des hommes et agit conformément à ce langage, prospère toujours et se conserve, mais en imite-t-il un autre, il périt.» Mais comment parler vrai ? Est-ce seulement une question de sincérité comme semblent le dire tous les candidats en campagne ? Evidemment non.
Le « parler vrai » en démocratie pose de redoutables problèmes et exige que soient réunies plusieurs conditions que Michel Foucault a détaillées dans son séminaire sur la parrêsia (le franc parler, le parler vrai). « Condition formelle : la démocratie. "Condition de fait : l’ascendant et la supériorité de certains. Condition de vérité : la nécessité d’un logos raisonnable. Et enfin condition morale : c’est le courage, le courage dans la lutte.». Le parler vrai n'est donc nullement le produit de la bonne volonté de celui qui parle, de sa sincérité et de sa droiture, mais la synchronisation de conditions juridiques, rhétoriques, éthiques, politiques… C’est pourquoi lorsque ces conditions ne sont pas réunies, on peut parler d’une « mauvaise parrêsia » que Foucault a observée au tournant du cinquième et du quatrième siècle à Athènes. Que s’est-il passé à ce moment là pour que la parrêsia soit pervertie. N’importe qui peut parler. Les critères de cette parole ne sont plus la véracité, l’intention de dire vrai, mais le besoin d’exprimer l’opinion la plus courante qui est celle de la majorité. Elle ne s’exerce plus sous la forme de la joute et du débat, du dissensus, qui exige du courage mais sous celle du consensus, de l’opportunisme. « Le dire-vrai s’efface alors dans le jeu même de la démocratie». Une situation qui rappelle furieusement nos démocraties.
Il ne s’agit donc pas d’incriminer tel ou tel individu qui aurait pour d’obscures raisons choisi de mentir mais d’interroger les conditions formelles, juridico-institutionnelles, mais aussi éthico-politiques, d’une certaine exigence du parler vrai. L’affaire Cahuzac n’est pas seulement un symptôme de la corruption toujours possible des élites, elle est la mesure de notre régression démocratique. C’est la scène d’une cérémonie cannibale où se joue l’autodévoration du politique et ses nombreux symptômes : la faiblesse des contre pouvoirs, l’isolement et le courage de ceux qui les ont défendus pied à pied, le pouvoir corrupteur des lobbys, le rôle des communicants dans la perversion du débat public et leur immersion dans l’appareil d’Etat, les difficultés d’une délibération sereine à l’âge du sarcasme numérique et de la performance télévisuelle qui érigent l’interruption et non le dialogue en règle formelle de débat, le consensus ironique en horizon éthique et non le dissensus, la conversation… De quoi Cahuzac est-il le nom, sinon d'un parti socialiste bloqué, clivé, désorienté, entre un programme qui est branché sur une rationalité néolibérale et des valeurs soi disant "morales" constamment prises en défaut… Selon un secrétaire national socialiste cité par Mediapart, Alain Bergougnioux, l’historien du PS affirmait récemment « que la situation ressemblait à 1992, entre le climat des affaires et la gauche qui patine sur l'économie et le social… Ça a mal fini pour nous… »
SOURCE / MEDIAPART