Dénaturalisations : la démocratie à l'épreuve
Par Henry Rousso 
Edition : Les invités de Mediapart

«À trop vouloir se référer à Vichy comme métaphore du mal français absolu», «on se prive de voir à quel point (...) les dérives actuelles dans les actes et les discours sont parfaitement compatibles avec un système républicain» et d'en «comprendre les caractéristiques inédites», estime l'historien Henry Rousso, à la suite des mesures envisagées par Nicolas Sarkozy contre «les délinquants d'origine étrangère».


Dans la polémique qui fait rage sur les projets du gouvernement visant à retirer la nationalité française à des délinquants d'«origine étrangère», la référence à Vichy surgit à tout bout de champ, comme si elle allait de soi. La déchéance de la nationalité n'a-t-elle pas été «l'arme du régime de Vichy?», interroge le Nouvel Observateur. L'ancien résistant Stéphane Hessel voit dans les projets actuels «des prises de position inconnues depuis Vichy». Michel Rocard, de son côté, évoque un retour à «Vichy et aux nazis» pour dénoncer le projet visant à condamner à des peines de prison les parents de mineurs délinquants car ce serait instaurer une mesure créant une «responsabilité pénale collective».


La comparaison n'est certes pas complètement sans objet. Le régime de Vichy est effectivement le seul dans l'histoire française à avoir pris des mesures massives de déchéance de la nationalité, une mesure répressive existant depuis longtemps mais qu'il utilise dans des circonstances bien particulières. Furent d'abord visés ceux qui avaient bénéficié d'une naturalisation grâce à la loi du 10 août 1927. Décidée dans le contexte de la crise démographique consécutive à la Grande Guerre et du besoin de main-d'œuvre, cette loi avait facilité l'acquisition de la nationalité en réduisant de dix a trois ans la durée de domiciliation et en augmentant les cas d'accession automatique, notamment pour les enfants nés en France. À la fin des années trente, avec la crise économique mondiale, l'afflux de réfugiés d'Europe centrale et orientale, puis l'exode des Républicains espagnols, la philosophie à l'égard des étrangers change radicalement: c'est la IIIe République qui créé les premiers camps d'internement pour cantonner et surveiller des populations jugées intrinsèquement dangereuses.

Le régime de Vichy franchit un seuil décisif en faisant de l'exclusion un élément essentiel et ouvertement assumé de sa politique. Moins de deux semaines après le vote des pleins pouvoirs à Pétain, il revient sur les dispositions de 1927 dont 900.000 personnes –sur une population de 40 millions– avaient pu bénéficier (1). Le 22 juillet 1940, il instaure une Commission de révision qui va examiner durant quatre ans près d'un demi-million de dossiers et retirer la nationalité française à un peu plus de 15.000 personnes. En proportion, les plus visés sont les Roumains, les Grecs, les Hongrois, les Autrichiens, les Espagnols, les Polonais, les Russes, sur des critères essentiellement politiques et ethniques, et marginalement liés à des questions de délinquance. D'où la surreprésentation des Espagnols et plus encore des Roumains, des Russes et des Polonais, dont la plupart sont des juifs venus chercher refuge. Au total, près de 8.000 des personnes déchues sont d'origine juive, ce qui fait de cette mesure la toute première pierre des lois antisémites de Vichy. Leur dénaturalisation, même si tel n'était pas l'objectif, aura des conséquences terribles pour la plupart d'entre eux puisque, redevenus des étrangers, ils seront parmi les premiers visés par les déportations vers Auschwitz, menées par les nazis à compter de 1942 avec la complicité du régime.


Vichy va également prendre des mesures de déchéance de la nationalité française envers des opposants déclarés, sur la base plus traditionnelle d'une atteinte à la sûreté de l'État. Il promulgue ainsi plusieurs textes visant les individus «ayant quitté le territoire national entre le 10 mai et le 30 juin 1940 sans ordre de mission» (lois du 23 juillet et du 10 septembre 1940), les Français qui, hors du territoire métropolitain, «trahissent les devoirs incombant aux membres de la communauté nationale» (loi du 28 février 1941), ou encore les personnes «se rendant sans autorisation gouvernementale dans une zone dissidente» (loi du 8 mars 1941). Seront touchées environ une centaine de personnalités politiques: Charles de Gaulle, Pierre Mendès France, Pierre Cot, Henri de Kerillis ; de journalistes : Geneviève Tabouis, Émile Buré, André Giraud, dit Pertinax, Élie-Joseph Bois (l'un des fondateurs du Petit Parisien) ; d'industriels et banquiers, dont la famille Rothschild.


Les dénaturalisations massives ont donc visé dans l'écrasante majorité des cas des citoyens parfaitement respectables n'ayant commis aucun autre «crime» que d'être nés ailleurs qu'en France et, pour la plupart d'entre eux, d'être nés juifs, une circonstance aggravante. Les déchéances politiques constituent, elles, des peines se surajoutant à d'autres condamnations pénales puisque les opposants visés ont été pour nombre d'entre eux condamnés par ailleurs pour «menées antinationales», Vichy les considérant comme des «traîtres». Il faut ajouter que, dans les procès d'épuration, quelques centaines de personnes se virent également retirer la nationalité française, un chiffre très faible eu égard aux 100.000 personnes condamnées pour faits de collaboration à la Libération.


Quelle est alors la pertinence d'une comparaison avec la situation actuelle ? Elle me paraît fragile pour deux séries de raisons. La première tient à la matérialité des faits. Le régime de Vichy a été une dictature antirépublicaine et antidémocratique, exerçant dans des circonstances trop exceptionnelles pour être rapprochées de la situation actuelle, ce qu'ont beau jeu de rappeler les défenseurs du gouvernement. Sa politique xénophobe et antisémite s'est traduite par des mesures d'une violence sans précédent exercée par l'État contre des populations innocentes et démunies. De surcroît, le retrait de la nationalité a constitué non une «double peine» mais presque toujours la mesure principale, la plus infamante, la plus lourde de conséquences. Elle relève, notamment dans son volet politique, d'une situation de guerre et de guerre civile. De même, au contraire des dispositions actuelles, il n'y a eu aucune dimension dissuasive, aucun «message» adressé à des étrangers susceptibles de venir s'installer en France. Vichy a pris des mesures de répression et de persécution qui, pour nombre de ses dirigeants, auraient dû être prises bien plus tôt et qui se sont ouvertement présentées comme une condamnation du «laxisme» de la IIIe République.


La seconde est d'une autre nature. À trop vouloir se référer à Vichy comme métaphore du mal français absolu –c'est la variante hexagonale de la reductio ad Hitlerum pointée par Leo Strauss dès 1950–, on se prive de voir à quel point les mesures visées s'inscrivent dans une tradition républicaine, à quel point les dérives actuelles dans les actes et les discours sont parfaitement compatibles avec un système républicain et n'ont nul besoin d'une dictature charismatique pour s'imposer: c'est bien là le danger majeur –et le risque d'une comparaison hâtive. À cet égard, les mesures de Vichy ont été un point d'aboutissement radical de tendances apparues à la fin des années trente mais dont l'application n'a pu se faire que dans le contexte de la défaite et de l'occupation nazie. On peut certes considérer «Vichy» comme l'horizon infernal, comme le cauchemar d'une république qui abandonnerait ses propres valeurs, à la condition de ne pas trop se prendre au jeu et d'oublier le contexte catastrophique de l'an quarante. En outre, à force de rabattre les dangers du présent aux fléaux d'hier, on se prive d'en comprendre certaines caractéristiques inédites. Durant deux décennies, la gauche n'a cessé de dénoncer la montée du Front national comme une résurgence du «fascisme» en espérant provoquer ainsi un effet de sidération. La tactique a complètement échoué et il a fallu des années pour saisir ce que ce mouvement raciste et xénophobe présentait de nouveau dans le contexte de la fin du XXe siècle.

Tradition et nouveauté. Les mesures xénophobes actuelles du gouvernement s'inscrivent certes dans une longue filiation, dans une tradition française bien antérieure à Vichy. Lorsque Christian Estrosi déclare «Français ou voyou, il faut choisir», il énonce sans ambiguïtés une conception de la Nation qui se réfère à une forme fantasmagorique de pureté, avec son corollaire immédiat: le désir de purification, lequel a constitué par exemple l'un des traits de l'idéologie maurassienne, reprise par Vichy. Mais cette nouvelle xénophobie d'État s'inscrit dans un contexte qui n'est plus seulement national, une partie de ces mesures existant aujourd'hui dans d'autres pays européens ou en Amérique du Nord. Elles ressortissent à une tension qui n'est plus celle des années trente, marquées par une profonde crise des réfugiés, de nature politique, et limitée au continent européen, mais à une incapacité de gérer les flux migratoires à l'échelle mondiale, dans lesquels la dimension politique est sans doute moins forte que la dimension économique et plus encore l'attrait que continuent de représenter nos pays développés malgré la crise. Par définition, une tradition se refonde, se réinvente, se réactualise. C'est ce qui semble se passer sous nos yeux. Et, à cet égard, il est inquiétant malgré tout de voir à quel point les héritages négatifs du passé ne constituent plus un frein dans la conscience collective contemporaine.

Henry Rousso, historien

(1) Sur cette question, voir l'article de Bernard Laguerre, «Les dénaturalisés de Vichy 1940-1944», Vingtième Siècle, n° 20, Oct. - Déc., 1988, pp. 3-15.
Source : Mediapart

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