TAHRIR.jpgEgypte : pas de place pour l’accalmie
Récit

Les violences se multiplient dans tout le pays. Tahrir se remplit à nouveau.

Par CLAUDE GUIBAL Le Caire, de notre correspondante

 

Le guichet défraîchi, des fauteuils au cuir crevé, le ventilateur anémique brassant l’air poisseux de l’été cairote. Trois heures durant, debout parmi d’autres, Amira, chef d’entreprise, n’a pas bougé de cette administration où elle était venue accomplir une formalité. Jusqu’à ce que l’employé, pendu au téléphone, lui lâche, dans un clin d’œil complice, «Foloul ?» (ce qui reste des troupes après une bataille). En égyptien post-révolutionnaire, l’allusion est limpide : êtes-vous une partisane de l’ancien régime ? Amira a compris qu’elle pourrait bénéficier d’un traitement de faveur en recourant aux bonnes vieilles méthodes : le bakchich. Elle a serré les dents et est partie. «Je n’ai pas cédé. On n’a pas fait la révolution pour revenir à l’Egypte d’avant ! Mais jusqu’à quand tiendra-t-on le coup ?»

Suffocation. Amira est fatiguée. Même animée par un sincère désir de changement, la jeune patronne ne cache pas son inquiétude devant ce nouvel appel, aujourd’hui, à une manifestation géante pour réclamer, encore, la satisfaction des demandes révolutionnaires : de meilleures conditions de vie, l’accélération des procédures judiciaires contre les membres de l’ancien régime, la fin de la corruption, l’arrêt des procès militaires pour les civils (plus de 7 000 depuis le soulèvement)…

Dix jours déjà que les tentes des contestataires sont revenues sur Tahrir. Dressées là au lendemain d’une nuit d’émeutes, comme la place n’en n’avait plus connue depuis la révolution. Quelques milliers de jeunes affrontant la police sous les lacrymogènes, après avoir appris la répression d’une manifestation organisée par les familles des victimes de la révolution. De quoi réveiller la colère de la population contre le ministère de l’Intérieur, accusé de ne pas avoir fait le ménage dans ses rangs et de continuer à utiliser les méthodes brutales du passé. La lenteur de la justice à juger les responsables de la répression entretient, chez les chebabs, le sentiment que l’impunité demeure alors que les affrontements en tout genre se multiplient. Eruptions spontanées ou orchestrées par les agents de la «contre-révolution», systématiquement pointés du doigt par le gouvernement et le Conseil suprême des forces armées (CSFA), nul ne sait.

L’acquittement, mardi, de trois ministres de l’ère Moubarak, dont celui de l’Information tenu pour responsable de la propagande virulente pendant la révolution, a envoyé un autre signal négatif. Même si le verdict ne portait que sur une seule des nombreuses charges retenues contre ces anciens ministres, il est tombé au plus mauvais moment. «A croire que quelqu’un veut renvoyer tout le monde sur Tahrir», a commenté la blogueuse Zeinobia. Dans ce concert de décisions de justice hasardeuses, seul le renvoi du procès des policiers accusés d’avoir battu à mort, le 6 juin 2010, Khaled Saïd, est apparu comme une bonne nouvelle. La justice a réclamé une nouvelle autopsie du corps du jeune homme, dont le sort avait révolté le pays : la première affirmait qu’il était mort par suffocation en avalant un sachet de drogue, alors que la photo de son visage disloqué par les coups circulait déjà sur Internet. La nouvelle autopsie pourrait permettre de requalifier les chefs d’inculpation en homicide volontaire, et d’obtenir des peines plus lourdes.

«Nettoyer». La récente bouffée de violence a bousculé le mot d’ordre de la manifestation d’aujourd’hui. Initiatrices de l’appel, les forces libérales et laïques réclamaient à l’origine «la Constitution d’abord», dans l’espoir de convaincre l’armée d’accepter une nouvelle loi fondamentale avant les élections législatives de septembre, dont beaucoup craignent qu’elles ne profitent aux islamistes et aux partisans de l’ancien régime. Certains mouvements de jeunes révolutionnaires plaidaient, eux, pour plus de justice sociale au cri de «les pauvres d’abord». L’accord s’est fait sur le slogan «la révolution d’abord», suffisamment consensuel pour rassembler tout l’échiquier politique. Même les Frères musulmans, qui ont longuement tergiversé, en parallèle de jouer les premiers de la classe auprès du CSFA, ont annoncé leur retour sur Tahrir.

L’Egypte a également les yeux rivés sur Suez. La révolution a donné à ce port le statut de ville martyre, un Sidi Bouzid égyptien où sont tombés les premiers morts. Cette semaine, une cour a relâché sous caution dix policiers accusés d’avoir tiré sur le peuple. Le procureur général a fait appel. En vain. Mercredi, la foule s’est attaquée aux bâtiments publics. Un cheikh salafiste local a même appelé à «nettoyer», aujourd’hui, les commissariats. Plus de 7 000 travailleurs du canal, en grève depuis trois semaines pour réclamer un salaire décent, devraient rejoindre le sit-in sur la place centrale, où trône une banderole : «Le sang de nos fils n’a pas coulé pour rien.»

 

 

Source : Libération

 

Tag(s) : #Monde arabe - Israël
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