JR, corps et femmes

Par BÉATRICE VALLAEYS

Cinéma. Le jeune photographe du monumental et de l’éphémère sort «Woman Are Heroes», documentaire au féminisme enjoué.

 

 


Le travail de JR lui ressemble à 100% : optimiste, jovial. Et d’une prodigieuse énergie, contagieuse : chaque moment passé avec ce jeune homme extrêmement sympathique vous donne des ailes. Le temps que vous consacrerez (une heure et demie) à son film, Women Are Heroes, en salles ce mercredi, procure le même effet.

Pêche. JR voit tout en grand, monumental, et pourtant éphémère, ponctuel. Ses gigantesques photos dont il tapisse les murs, les toits, les trains de tant de villes de la planète sont esthétiquement superbes, mais surtout intelligemment subversives. Et le film qu’il a réalisé à partir de toutes ses expériences «picturales» est un modèle de documentaire artistique et politique tout à fait singulier dans le paysage de cet exercice cinématographique.

Rater Women Are Heroes serait une grave erreur. D’abord parce que ce film donne la pêche, ce qui n’est pas très fréquent par les temps qui courent. Ensuite parce qu’il est surprenant, sur le fond et la forme, et que les surprises sont toujours très vivifiantes. Enfin parce que le «message» de ce documentaire est nouveau, notamment dans son écriture, à contre-courant de ce qui se fait, se dit habituellement. Il y est question de femmes en situation de détresse, au moins de très grande pauvreté, qu’on ne nous montre jamais en victimes fatalement abattues ou désarmées, mais tout au contraire combatives, dynamiques, incroyablement vivantes. Au sens littéral : elles aiment la vie, leur vie, que d’autres cinéastes auraient décrite comme calamiteuse, forçant le spectateur à la compassion.

Le film commence par une scène qu’on ne comprend pas immédiatement : la caméra filme, en plan très proche, le visage et les seins nus d’une femme noire, les yeux mi-clos, qui ne peut réprimer de longues plaintes. Pas vraiment joyeux, pensez-vous. A tort, car soudain les cris d’un nouveau-né emportent les gémissements de la femme, sa mère. La caméra de JR vient de filmer, avec une infinie délicatesse, un accouchement, quelque part en Afrique. Pauvre, forcément pauvre… Sans transition, une favela de Rio de Janeiro, la favela Mono da Providencia, de sinistre réputation : la violence est ici la règle. Les femmes qui racontent leur vie, parfois leur survie, sont pourtant impressionnantes de vaillance : elles n’entendent pas quitter leur maison de fortune, elles ont tissé des réseaux solidaires, elles veulent éduquer leurs enfants.

Dignité. Sur une musique pulsante de Massive Attack, la caméra court sur les sentiers de la favela, on aperçoit çà et là les immenses photos de JR collées sur les murs lépreux. Des photos de ces femmes-là, leur regard rieur, leurs grimaces en clins d’œil facétieux. Au Cambodge ensuite, dans un bidonville voué à la démolition, d’autres femmes énergiques disent qu’elles ne partiront pas. En Inde, Shanti, une superbe dame aux cheveux blancs retenus en chignon, assise en tailleur dans une ample robe orange, décrit, hilare, comment elle a terrorisé les hommes de son quartier qui s’apprêtaient à la violer parce qu’elle était d’une caste inférieure. Son rire, communicatif, dit plus que tout la dignité de cette femme, toujours restée maîtresse des situations franchement cruelles qu’elle a traversées. L’on reste médusé devant tant de courage qui ne dit son nom, comme s’il n’était pas d’autre choix. Et l’on se souvient d’un livre formidable, Dans la ville des veuves intrépides (Belfond, 2008), où l’auteur, le Colombien James Cañón, avait le même parti pris que celui de JR : dans un village soudain vidé de ses hommes, enrôlés de force par les guérilleros, les femmes jusqu’alors passives prennent les choses en main, transforment les rôles et les relations humaines.

Les esprits chagrins diront que c’est un peu simpliste de s’obstiner ainsi à montrer la lumière plutôt que l’obscurité là où vivre relève souvent du défi. Tant pis pour eux, et tant mieux pour ceux qui préfèrent voir le verre à moitié plein.

Women Are Heroes de JR 1 h 25. Sortie en salles mercredi. Et aussi un livre aux éditions Alternatives, 358 pp., 45 euros.
Source : Libération
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Interview

«Mon projet : revaloriser la personne par sa propre image»

Par BÉATRICE VALLAEYS
JR, 27 ans, analyse son travail de photographe et, désormais, de cinéaste

Depuis quatre ans, JR sillonne le monde, celui des bidonvilles en particulier, où il photographie les habitants, évidemment consentants, dont il fait d’immenses affiches pour les coller chez eux. Une démarche artistique très spectaculaire et qui rivalise de générosité. Ce qui d’ailleurs lui a valu, il y a un mois, le prix de la fondation TED, attribué aux Etats-Unis aux philanthropes, rarement aux artistes (surtout si jeunes, JR a 27 ans). Ainsi Bill Clinton a-t-il été lauréat de ce prix (100 000 dollars, soit 77 500 euros), qu’il a employé à une refonte du système de santé au Rwanda. «C’est un prix où l’on fait un vœu et on vous aide à le réaliser», dit modestement JR, conscient de «l’énorme marque de confiance» qui lui est faite. Son film, Women Are Heroes, a été présenté à la Semaine de la critique du Festival de Cannes.

Pourquoi avez-vous éprouvé le besoin de réaliser un film ?

Je voulais montrer ce qui, pour moi, est le plus important : pourquoi les gens participent à mon travail photographique et comment ils réagissent devant leurs photos dans les rues des quatre coins du monde. Comprendre la relation des femmes à leur image en Inde, au Cambodge, au Brésil, en Afrique ne pouvait passer que par un film.

Ces visages, photographiés dans une grande complicité avec vos «acteurs», ont maintenant la parole…

Des textes ont déjà été publiés, mais on n’y trouve pas cette émotion et cette force que le cinéma permet dans un face à face. Avec le film, on comprend que ces femmes se réapproprient mon travail pour le faire voyager, et comment je ne deviens finalement plus que colleur d’affiches et passeur d’histoires.

Vous sentez-vous investi d’une mission ?

Je vois plutôt mon travail comme des défis, avec surtout la simple intention de porter l’art dans les endroits où il n’existe pas. J’endosse la casquette de l’artiste parce que je pense qu’il n’y en a pas de plus belle : on a droit à l’échec quand on est artiste. Pour Women Are Heroes, il nous est arrivé de partir pour un pays sans savoir si on n’allait pas être renvoyés le lendemain chez nous. Et si on veut créer la magie, il faut s’exposer à cet imprévu.

Vous n’allez que dans des endroits d’extrême pauvreté. Vos photos sont-elles des «cache-misère» ?

Non, car moi-même je ne vois pas de misère. Il faut entendre comment ces femmes et ces gens nous disent qu’ils sont bien là, ils n’ont pas envie de partir. Ils veulent juste améliorer leur quotidien. Et, surtout, ils souhaitent changer l’image que l’on a d’eux. Mon projet est là : revaloriser la personne par sa propre image. Et ce genre de projet ne peut exister qu’avec l’accord des participants.

Comment trouvez-vous des gens qui refusent la victimisation ?

Je me demande comment on fait pour ne pas les voir car ils sont nettement majoritaires. Prenons la favela de Rio par exemple : on ne peut pas y entrer. Il faut parler aux gens dans la rue en bas. Là, on rencontre une petite femme parmi tant d’autres qui passe avec son cabas… On discute de notre projet et c’est parti, elle nous donne rendez-vous, on lui montre le livre qu’on a réalisé avec nos photos, elle appelle la prof des enfants, tout ça entouré de mecs avec des kalachnikovs. Peu à peu, on est accepté par la communauté.

Pourquoi les femmes ?

J’arpente la rue, je regarde qui la contrôle. J’ai observé que c’étaient les hommes. Du coup, j’ai pensé que les femmes qui portent leur communauté devaient être confrontées à ces hommes. Comprendre ça, c’est comprendre ma démarche. Ce n’est pas celle d’un féministe qui va coller des images de femmes partout dans le monde.

Vous êtes fâché avec vos producteurs…

C’est vrai. C’est une boîte qui s’appelle 27/11 et qui, alors que je refuse l’aide de la moindre marque pour me financer, a tenté de signer avec des grandes marques de cosmétiques et autres. J’ai des coproducteurs, Canal +, Orange, je m’autofinance, mais je refuse les marques car je pense que cela change le message. Comment parler des océans si on est sponsorisé par Total ? C’est un combat invisible : trois logos ou pas, les spectateurs finissent par s’en foutre, mais je ne pense pas que ce soit une bonne chose. Les gens que j’ai rencontrés acceptent de participer au projet parce qu’il est gratuit. Du coup, la distribution se fait surtout par la Toile. C’est essentiellement par Internet que mon travail a été révélé.

 

Source : Libération

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