"Les Biens-Aimés", grand film romanesque et tragique

Crédits photo:  "Les Biens-Aimés", de Christophe Honoré.

Quelques bourrasques intimes tramées au fil de l'histoire contemporaine : le grand film romanesque de la rentrée.

 

L e cinéma de Christophe Honoré n’a cessé, depuis ses débuts, de chercher à recueillir l’écume du tragique, ces moments en apesanteur où, le sol se dérobant sous leurs pieds, les personnages, enfin délestés, ignorent s’ils chutent ou s’envolent.

Avec Les Bien-Aimés, son huitième film en dix ans, le cinéaste français le plus prolixe depuis ses débuts porte cette recherche à son point d’incandescence, adoptant une forme en apparence plus classique, plus charpentée qu’à l’accoutumée (la grande fresque romanesque à l’échelle d’une vie), mais la faisant crépiter à chaque occasion pour en extraire les braises ardentes – quitte à cramer quelques branches dans l’opération.

En 2 heures 15, quatre décennies (de 1962 à 2002) et autant de villes (Paris, Prague, Londres, Montréal – sans compter Reims), Les Bien-Aimés raconte les destins croisés d’une mère et de sa fille. C’est une vraie tragédie, avec ses sacrifiés, son chœur chargé de commenter l’action – les chansons d’Alex Beaupain – et ses coups de théâtre.

Pourtant, malgré son horizon dramatique, le film apparaît extrêmement enjoué, léger. Il aurait pu, au fond, s’appeler “Oui ma fille tu iras danser”, tant il prend le contrepied de l’avant-dernier film du cinéaste, tout en posant les mêmes questions : qu’est-ce qui se transmet, qu’est-ce qui se perd entre deux générations ? Quel poids l’époque fait-elle peser sur nos épaules, comment s’en débarrasser ?

On fait tout d’abord la connaissance de Madeleine, vendeuse de chaussures frivole et prostituée occasionnelle jouée par Ludivine Sagnier, puis plus tard par Catherine Deneuve (qui ramène dans ses bagages quelques souvenirs de Demy, Truffaut ou Buñuel).

Sur les trottoirs de Paris, elle se trouve, à l’orée des sixties, un bel amoureux, médecin et tchécoslovaque, qui la met enceinte et la ramène dans ses bagages, direction Prague et son Printemps à venir.

Ainsi naît Véra, que l’on va voir grandir, des chars soviétiques qu’il faut fuir prestement aux linoléums tristes des appartements giscardiens, des années sida à l’effondrement des deux tours, tous vécus sur un mode mineur.

Nulle volonté d’illustration ici : dans un geste un peu bravache, Honoré favorise toujours les bourrasques intimes aux tempêtes politiques, qui ne sont qu’un arrière-plan, volontairement lointain.

Après une première partie, centrée sur la jeunesse de Madeleine (les années 60, 70), qui se cherche un peu, entre impératifs de reconstitution et théâtralité excessive, le film décolle véritablement dans sa partie contemporaine, dès lors que la reine Catherine entre dans la ronde (au fort parfum ophulsien) et que Véra/Chiara Mastroianni – la vraie fille de Deneuve, pour le côté méta – prend en charge l’essentiel du récit.

 


 

La jeune femme aux sabots de plomb de Non ma fille tu n’iras pas danser fait ici place à une actrice resplendissante, d’une beauté proprement affolante, qui nous est présentée – tiens donc – en train de danser, dans un club londonien où elle ne va pas tarder à rencontrer l’amour de sa vie (joué par le formidable Paul Schneider, acteur fétiche de David Gordon Green, révélé par Bright Star). Seulement, lui ne l’aime pas, tandis qu’un autre – Louis Garrel, très bien dans un rôle plus mat qu’à l’accoutumée – aime Véra.

Classique, le triangle amoureux commence à tourner, et ses angles à trancher de plus en plus sauvagement dans le vif des sentiments. Jusqu’à ce qu’une accélération stupéfiante se produise dans le dernier tiers du film.

Il y a là quelques-unes des plus belles scènes tournées par Honoré, qui n’a pas son pareil pour insuffler vitesse et incongruité dans son moteur tragique (une qualité que partage d’ailleurs l’autre grand film français de la rentrée, La guerre est déclarée de Valérie Donzelli).

L’annonce d’une séropositivité, scène par excellence impossible à réussir, se trouve ainsi transfigurée par une simple bascule linguistique ; la mort d’un personnage, sublimée par un clip passant à la télévision.

Le vertige qui nous saisit lors de ces instants ravage tout sur son passage, nous laissant, pantois, avec les survivants et quelques chansons pour nous consoler.

Jacky Goldberg

 

 

Source : LES INROCKS

Tag(s) : #écrans
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :