Philip Roth, l’un des plus grands écrivains américains contemporains, a 80 ans. Né le 19 mars 1933 à Newark (New Jersey), il a annoncé récemment avoir renoncé à l’écriture, travaillant à la biographie que lui consacre Blake Bailey –l’écrivain rassemble pour lui ses archives– et à des échanges ludiques de textes avec Amelia, 8 ans, par e-mail, la fille d’une de ses amies proches, dont il admire la fraîcheur et l’imaginaire. Mais jamais, plus jamais, de fiction, assure-t-il.
Sur l’ordinateur de l’auteur de 31 livres depuis 1959, un post-it rappelant que « The struggle with writing is over » (le combat avec l’écriture est terminé). Son dernier roman devrait donc être Némésis (2010, parution en français chez Gallimard en 2012), un texte qui se situe justement à Newark, durant une épidémie de polio, été 1944.Rien dans ce récit n’est strictement fictionnel : l’épidémie permet à Roth de parler de l’histoire américaine — la plus célèbre des victimes de la polio n’est-elle pas Franklin Delano Roosevelt ? — et de faire de sa ville de naissance, « la cuvette de Newark », le microcosme d’une étude de la « peur collective ». Le roman suit ses personnages sur trois décennies et tisse, dans une construction brillante, maladie et mort, hasard et nécessité dans nos existences. Une somme métaphysique en quelque sorte, mais dénuée de toute morale simple, rendue plus complexe et insaisissable par son contexte : Némésis est le dernier volume d’un cycle de quatre romans (Nemeses) — Un homme, Indignation, Le Rabaissement, Némésis —, tous centrés sur la mort, la fatalité, une force qui s’abat sur l’homme, incontrôlable, sinon par la fiction.
Par ailleurs, Némésis rappelle Le Complot contre l’Amérique (2004), uchronie située dans les années 40 : Roosevelt n’a pas été réélu, c’est Charles Lindbergh, l’aviateur, sympathisant du nazisme, qui gagne les élections au terme d’une campagne aux relents d’antisémitisme. L’Amérique refuse d’entrer dans le conflit mondial, Lindbergh ayant, immédiatement après son élection, signé un pacte de non-agression avec Hitler. Dans Complot contre l’Amérique, Roth mêlait histoire attestée et fiction, et analysait une Amérique potentiellement fasciste à travers les yeux d’un enfant de Newark. Dans Némésis, la même communauté est touchée, par une maladie qui existait — le vaccin n’a été découvert qu’en 1955 — mais aucune épidémie n’a eu lieu en 1944. Dans les deux romans, c’est l’homme qui est victime de l’Histoire, que la maladie soit réelle ou allégorique. Comment l’homme réagit-il à ce qui le dépasse ? Le roman est là pour poser la question, non pour apporter des réponses simplistes, résoudre ce qui ne peut l’être.
Comme l’a dit plusieurs fois Roth dans des entretiens, l’abstraction totale ne l’intéresse pas : il incarne les questions métaphysiques et philosophiques dans des récits qui sont des « what if » (« et si »). Décaler le réel et l’histoire, écrire sur ce qui aurait pu arriver pour mieux comprendre ce qui se passe réellement.
C’est à ce « what if » qu’a renoncé Roth, qui avait déjà liquidé ses doubles fictionnels dont le plus célèbre, Nathan Zuckerman. Ne plus se lever chaque matin, pour écrire, debout face à son écritoire. Ne plus être dans ce challenge, cette bataille quotidienne (« struggle for writing »). Etre libre. Il aurait tout dit, ne veut pas ajouter un livre médiocre et inutile à une œuvre qu’il juge achevée, qu’il a récemment relue en partant de son dernier volume, Némésis. « Il avait perdu sa magie », écrivait-il dès la première page du Rabaissement (Gallimard, 2011), « l’élan n’était plus là. (…) Son talent était mort ».
Philip Roth a toujours eu la réputation de contrôler sa vie comme son œuvre, critiquant les journalistes littéraires majoritairement « des abrutis sans aucune oreille et incapables de sentir la moindre nuance. (…) Il n’y a pas grand espoir de se faire comprendre » (Opération Shylock, une confession). Voici critiques et lecteurs face à une œuvre désormais close, libres de la parcourir en tous sens pour tenter d’en trouver les clés. Une œuvre dont cette fermeture voulue, pensée — et non imposée par la mort — donne en elle-même une clé. Philip Roth dit un crépuscule — celui de son rapport à la fiction, celui d’un certain rapport au livre et à la lecture également, comme il le confiait en janvier dernier à Josyane Savigneau :
« Un vrai lecteur de romans, c'est un adulte qui lit, disons, deux ou trois heures chaque soir, et cela, trois ou quatre fois dans la semaine. Au bout de deux à trois semaines, il a terminé son livre. Un vrai lecteur n'est pas le genre de personne qui lit de temps en temps, par tranches d'une demi-heure, puis met son livre de côté pour y revenir huit jours plus tard sur la plage. Quand ils lisent, les vrais lecteurs ne se laissent pas distraire par autre chose. Ils mettent les enfants au lit, et ils se mettent à lire. Ils ne tombent pas dans le piège de la télévision, et ils ne s'arrêtent pas toutes les cinq minutes pour faire des achats sur le Net (…)
Les causes de cette désaffection ne se limitent pas à la multitude de distractions de la vie d'aujourd'hui. On est obligé de reconnaître l'immense succès des écrans de toutes sortes. La lecture, sérieuse ou frivole, n'a pas l'ombre d'une chance en face des écrans : (…) Pourquoi la vraie lecture n'a-t- elle aucune chance ? Parce que la gratification que reçoit l'individu qui regarde un écran est bien plus immédiate, plus palpable et terriblement prenante. (…) Personnellement, je ne me souviens pas d’avoir connu d'époque aussi lamentable pour les livres — (…) demain, ce sera pire, et encore pire après-demain. Je peux vous prédire que dans trente ans, sinon avant, il y aura en Amérique autant de lecteurs de vraie littérature qu'il y a aujourd'hui de lecteurs de poésie en latin. » (Lire l’entretien en français ici)
Que reste-t-il à Roth ? D’obtenir ce prix Nobel qu’on lui espère en vain chaque année, couronnement d’une œuvre déjà largement honorée de prix internationaux ? Sans doute, comme à ses lecteurs, de lire la biographie monumentale qu’annonce Blake Bailey, dans la lignée de ses lignes extraites de Tromperie : « Toi, tu es le biographe et je serai l’ami. Le biographe en est encore à ce stade, au terme de beaucoup de recherches, où il n’est même pas certain d’aller jusqu’au bout. Est-ce que je veux vraiment écrire cette vie ? Quel est le véritable intérêt de cette vie ? (…) Ce qui l’intéresse, c’est l’affreuse ambiguïté du «je», la façon dont un écrivain fait un mythe de sa propre personne, et, notamment, pourquoi ? D’où viennent-elles, toutes ces improvisations à propos d’un moi ? »
Le titre original de Tromperie est Deception (1990) : nous étions prévenus. Demeure l'adjectif sur lequel s'achève Némésis, « invincible ».
- Philip Roth, Némésis, traduit de l’anglais (USA) par Marie-Claire Pasquier, 240 p., 18 € 90
- Tous les livres de Philip Roth sont publiés en français par les éditions Gallimard et disponibles en Folio
SOURCE / MEDIAPART