Présidentielle J-63 : la campagne vue par Olivier Adam

Le 17 février 2012

Jusqu'au 1er tour de l'élection présidentielle, Télérama.fr publie le journal de campagne collectif de cent personnalités du monde culturel.

 

Aujourd'hui, l'écrivain Olivier Adam.


La campagne est un leurre. Le « grand rendez-vous démocratique » de la Présidentielle un trompe-l’œil. Pour se faire une idée plus précise du paysage il faut retourner aux lisières. Pré-campagne, périphéries électorales. Revenir six mois, un an en arrière. Avant les effets de personnalisation, les postures opportunistes (Hollande qui se gauchise, Bayrou et le « produire français », Sarkozy et ses outrances droitières, au gré des résultats de telle ou telle enquête, des lubies de tel ou tel conseiller, de tel communiquant. Qui peut y croire un instant ?). Avant que les orientations changeantes du débat, les polémiques de saison, les stratégies sondagières, les embardées tribunardes, les engouements, les lassitudes, les événements autoproduits ne viennent brouiller la vue.

La campagne est un leurre. Six mois avant, six mois après, la brume se dissipe, se dissipera, et le pays réapparaîtra, majoritaire en ses lisières, comme expulsé de lui-même, repoussé à ses propres marges, excentré, rongé par la même angoisse, mité par les mêmes maux. Passé l’état de grâce, s’il en est un, le pays réapparaîtra tel qu’en lui même, blessé, endolori, désemparé et hagard. On en reviendra aux mêmes constats, aux mêmes urgences au long cours. Au même dépit, à la même douleur. Même sentiment d’abandon. Même impuissance. Même désarroi.

La campagne est un leurre. Pour se faire une idée des choses et de leur état, il faut revenir aux prémisses. Disons, au moment des cantonales. Elections sans médias, sans personnalités saillantes, sans enjeu ou presque. Un vote à nu. Sans biais. A l’os. Qu’y lisait-on ? L’abstention massive, comme un dégoût, une défaite. L’absence totale de représentation du plus grand nombre. Classes populaires. Classes moyennes. Rejetées aux marges de la politique, des discours, des programmes. Le plus grand nombre comme une question secondaire, un problème spécifique, qu’on préfèrerait rayer du paysage, soustraire à la vue. Qu’entendait-on dans ce silence ? Ceci : qui parle de nous ? Personne. Qui s’occupe de nous ? Personne. Qui pense encore à nous ? Personne. Et quoi encore ? Marine Le Pen. Et au fond c’était la même chose : qui pense à nous, qui s’occupe de nous, qui parle de nous, en notre nom, à part elle ? Personne. Alors tant pis. Ça leur fera les pieds à tous ces cons.

La campagne est un leurre. Pour se faire une idée précise du pays, il faut désormais examiner ses contours, ses périphéries, ces zones dont on ne sait plus très bien ce qu’elles entourent, quel centre, d’ailleurs inaccessible, citadelle imprenable, retranchée, autonome, dominante. La géographie ne ment pas. La périphérie est devenue le centre. Banlieues, zones périurbaines, campagnes, territoires intermédiaires, rurbains ou comme on voudra, le pays est rongé par ses lisières. La majorité repoussée aux marges. La masse aux confins. Mais qui s’en soucie ? Les mots ont un sens : être à la périphérie, c’est n’être pas encore dehors, mais déjà plus dedans. Qu’est-ce qu’un pays qui repousse son cœur à ses propres bordures ? Qui s’en détourne ? Qui le délaisse ? Ne lui prête plus de voix ni d’attention. Ne lui tend plus la main ni l’oreille ni de miroir ?

On ne sait plus à quand ça remonte cette défiance, ce mépris, cet abandon. Le commun soudain connoté péjoratif. Le plus grand nombre. La majorité. Les classes moyennes, populaires, intermédiaires. Peu à peu repoussées aux lisières des villes, du pays, noyées dans leur propre masse, silencieuses, invisibles, opaques, usées, soumises, résignées, sans voix. Soudain ignorées, absentes des discours, des programmes, des débats, des représentations, des recherches, des médias, des livres, des œuvres.

On ne sait plus à quand ça remonte. Le peuple. La France moyenne. Les banlieues, les campagnes, les zones périurbaines, les bas salaires, les salaires moyens, le chômage, les fins de mois difficiles, la misère, le surendettement, la pauvreté banale. La France commune des HLM, des petits pavillons, des lotissements bas de gamme, des zones d’approche. Quand est-ce qu’on a commencé à regarder tout cela de si haut, de si loin ? La pauvreté ? La précarité ? Le chômage ? Le déclassement ? Le logement ? Les barrières partout, à l’école, dans la culture, aux entrées des hautes sphères ? La violence des rapports de classe ? Leur permanence même ? L’échec scolaire ? La douleur au travail ? Qui peut encore s’intéresser à tout ça ? Qui peut revendiquer de s’y atteler vraiment ? De combattre ? Mieux vaut faire mine de s’en prendre à la finance, même pour rire, même pour l’image, même si on n’y croit pas un instant, même si on n’a pas le début d’une idée quant à la façon de s’y prendre. C’est tellement plus classe.

Relisant un livre d’entretien de Pierre Bourdieu, cette phrase : « Quand vous avez parlé de mon travail tout à l'heure, je pense que mon plus grand mérite dans ma trajectoire, ça a été de souvent choisir le moins chic, parce que souvent la vérité est à ce prix. » La vérité du pays n’est pas chic. Les classes moyennes, les classes populaires, les banlieues, les bureaux, les usines, les supermarchés, les lotissements, les cités, le Pôle emploi, les écoles, les hôpitaux, tout ça n’a rien de glamour. Pas assez pour ceux qui tiennent les rênes, les micros, les caméras, la parole, le pouvoir, en tout cas. Cette France moyenne, profonde, d’en bas, appelez-la comme vous voudrez, c’est si déprimant ma chère. D’un si mauvais goût. D’un commun… A quoi bon s’en soucier ? Quel bénéfice en tirerait-on ? Faites l’expérience. Parlez-en dans un livre, un film, et on vous taxera de misérabilisme, de naturalisme sordide. Parlez de la France moyenne, commune, des gens qui travaillent, vivent comme tout le monde, et on déplorera que vous mettiez en scène des vies si étriquées, minuscules, minables. Décrivez ces gens, ces endroits avec un minimum d’empathie et on vous reprochera de vous complaire dans la médiocrité de masse, la laideur suburbaine. Descendez à peine plus bas dans l’échelle et on qualifiera immédiatement votre livre, votre film, votre pensée de « social ». Comme une sous-catégorie. Un genre mineur, secondaire. Moins noble en quelque sorte. Comprenez-le une fois pour toutes : vus des beaux quartiers où règnent les beaux esprits, des chaînes de télévision, des rédactions, des professionnels de la politique, les gens dont vous parlez ne seront jamais le cœur du pays, mais sa périphérie. Et c’est bien comme ça. On a ce qu’on mérite, n’est-ce pas ? D’ailleurs c’est bien là qu’ils vivent, non ? A la périphérie. Bon dieu les mots ont un sens, vous êtes bien placés pour le savoir. C’est même vous qui le dites.

Revenons à la campagne. Faites l’expérience. Parlez des plus pauvres, des plus fragiles, ou tout simplement du peuple, des classes moyennes, des classes populaires de ce pays et vous serez immédiatement taxés de démagogue, de populiste. Insulte suprême. Arme de dissuasion massive balancée à l’envi par ceux qui ont intérêt à ce que rien ne bouge, à ce que tout s’empire, à leur profit il va sans dire. Prenez le programme de François Hollande (je parle de lui parce que de la droite, bien sûr, il ne faut rien attendre, sinon, à peine maquillée, cette éternelle énergie mise au service des dominants et de la conservation de leurs avantages, cette manière de faire tourner le pays à leur seul bénéfice, de s’assurer que rien n’enraye la mécanique, de la perfectionner, de l’amplifier, de s’assurer que jamais on ne revienne en arrière, s’assurer que rien ne vienne troubler l’ordre social établi, et surtout pas l’école, et surtout pas la culture, ces trouble-fêtes, qui voudraient rompre l’entre-soi.) : quarante-deux pages et pas une seule fois le mot « peuple ». Pas non plus trace des « classes populaires ». Du mot « classe » tout court. Et quand il s’agit d’évoquer les moins excitantes d’entre elles, les fameuses classes moyennes (moyennes, rien que le mot, quel ennui !), on s’arrange, on parle d’autre chose, de la petite bourgeoisie, qui n’en demandait pas tant. Les classes moyennes sont une notion variable, un ensemble flou, malléable, dont la définition fluctue d’un camp à l’autre, d’un moment à l’autre, d’une émission à l’autre. Une affaire de point de vue. On est toujours la classe moyenne d’un autre. Prenez un couple avec deux enfants. Deux employés. Ils vivent dans un pavillon, ont un petit jardin, des crédits, font attention à tout ce qu’ils dépensent, partent en vacances une semaine en été, les bonnes années. Vu d’en dessous, ce sont des bourgeois, des privilégiés. Vu d’en dessous, la lutte des classes, c’est un emploi, une maison, un jardin, une voiture, des vacances à la mer, et point barre. Vu d’au-dessus, ce sont des gens modestes, à ranger parmi les catégories populaires. Et vu de très au-dessus, des hautes sphères, ce sont des presque pauvres, aux vies minables, d’un conformisme et d’un ennui repoussants. Des vies de lotissements pavillonnaires, de courses le samedi au Géant, de soirs devant la télé, épuisés par la journée de travail, les enfants, les emmerdes, leur patron, le poids du concret, du quotidien, du matériel. Pourtant c’est juste la vie. Commune, banale. Le combat ordinaire. On est toujours le bourgeois d’un autre (voir l’implacable démonstration de Guédiguian dans Les Neiges du Kilimandjaro à ce sujet, démonstration malheureusement brouillée par cette défiance de la génération qui me précède pour celle qui me succède que je vois poindre un peu partout, mais c’est une autre question). On est toujours le pauvre d’un autre. En tout cas, on a beau constituer la majorité de la population, à moins de 1 300 euros par mois, avec ses problèmes d’argent, la peur de perdre son emploi, la difficulté d’en retrouver, la pression sans cesse croissante que ça crée, la fatigue et l’usure, et la certitude que pour ses enfants ce sera plus difficile encore, on ne sera jamais assez chic pour les médias, les penseurs télévisuels, les commentateurs politiques, les artistes à chemises blanches. Jamais assez chic pour une campagne présidentielle. Jamais assez chic pour la gauche elle-même, désormais dévouée à la cause de la bourgeoisie intellectuelle qui n’a pourtant pas besoin d’elle, qui n’a besoin de personne, possède tout ce qu’on peut posséder, capital économique, symbolique et culturel en quantités raisonnables, les trois pour le prix d’un. Alors Hollande : « Mon ennemi n’a pas de nom ni de visage : c’est le monde de la finance ». Pas « mon ennemi a toujours le même nom, toujours le même visage : celui de l’argent, du profit, du capital, de la domination ». Ni « mon ennemi c’est la religion du libéralisme économique, érigée en valeur insurpassable, en dogme inquestionnable ». Ni même encore « mon ennemi c’est la misère, la pauvreté, la précarité, le chômage, l’exploitation, l’aliénation, la reproduction sociale ». Encore moins « mon camp c’est celui des dominés ». On me dira que je pinaille, que ça revient au même. Mais non. Ça ne revient pas au même. C’est révélateur. D’un changement profond. D’un abandon. Au nom de quoi, de quelle stratégie fumeuse, la gauche « de gouvernement » a-t-elle décidé que la dialectique dominés/dominants était invalide, hors d’usage ? Au nom de quoi a-t-elle décrété que la conflictualité sociale était une vision périmée, qu’il serait de bon ton de remplacer par l’euphémisme : réduction des inégalités ? Au nom de quoi a-t-elle renoncé à faire de la défense des plus fragiles, des plus modestes, du plus grand nombre, sa priorité absolue ? Au nom de quoi la gauche « de gouvernement » a-t-elle cessé de parler au nom du peuple, des masses silencieuses, de les représenter, de simplement s’en soucier ? Au nom de quoi les a-t-elle abandonnés, trahis ? Au nom de quoi et au bénéfice de qui ? Et depuis quand fait-elle mine de pleurnicher quand elle voit une partie d’entre eux se réfugier dans l’abstention ou dans les bras du Front national ?

La campagne est un leurre. Elle brouille le paysage. Il y aura peut-être un engouement, pour untel ou untel. Peut-être même notera-t-on une mobilisation, un regain démocratique, un retour aux urnes des catégories populaires. Mais quand la brume se dissipera, tout sera comme avant. La périphérie sera toujours le centre. La masse noyée en elle-même. A l’abandon. Sans secours. Sans attention. Reléguée aux confins. Ce sera toujours la même colère, la même douleur, la même blessure, le même désarroi. Admettons qu’à la faveur du rejet qu’inspire désormais Nicolas Sarkozy, et de l’échec de sa stratégie de siphonnage des voix du Front national, François Hollande soit alors au pouvoir. Admettons même que les catégories populaires s’en remettent à lui, comme elles s’en étaient remises à Nicolas Sarkozy cinq ans plus tôt, à la faveur des effets d’optique, des hallucinations collectives que ne manquent jamais d’offrir l’élection présidentielle (Ah Ségolène Royal…). Admettons que la mise en œuvre du projet socialiste soit conforme à ce qui est annoncé. Placidement social démocrate, gestionnaire, soumis aux marchés, au triple A, aux dogmes libéraux, à la religion du profit, de la croissance, de la productivité, de la rentabilité, de l’argent, du capital, du bien-être des actionnaires. Tout à fait oublieux de ceux qu’il a historiquement mission de défendre. Ceux-là même que la crise a frappés au cœur et à qui on demandera de se serrer la ceinture plus encore, allez encore un cran, s’il le faut on vous prêtera un poinçon pour percer un trou supplémentaire, la maison ne recule devant aucun sacrifice. Il ne faudra pas s’étonner alors que la chute soit plus douloureuse et brutale encore qu’elle le fut pour le héraut du « travailler plus pour gagner plus ». Il ne faudra pas s’étonner si, paradoxalement, c’est sous mandature dite « de gauche » que tout déborde, se fissure et finit pas craquer.


Olivier Adam est né en 1974. Il a grandi en banlieue parisienne et vit aujourd’hui en Bretagne. Auteur de nombreux romans et nouvelles (Falaises, A l’abri de rien, Des vents contraires, Le cœur régulier), il écrit aussi pour la jeunesse. Il a été co-scénariste du film Welcome de Philippe Lioret et de plusieurs de ses romans portés à l'écran.

 

 

Source : Télérama.fr

 

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