Le pouvoir étouffe les juges d’instruction

| Par Michel Deléan

Faute d’avoir réussi à supprimer le juge d’instruction, le pouvoir actuel s’emploie à l’étouffer lentement. Selon la récente “circulaire de localisation des emplois de magistrats et de fonctionnaires des services judiciaires au titre de l’année 2012” du ministère de la justice (on peut la lire ici), treize postes de juge d’instruction sont encore supprimés en 2012. Il n’en reste aujourd’hui que 540 (sur un total de 7.687 magistrats), ce qui porte à 69 le nombre de juges d’instruction disparus depuis 2006.



Encore faut-il retrancher de ces effectifs théoriques quelques postes non pourvus. « Pour moi, il n’y a plus que 532 collègues en activité. On nous tue à petit feu », se lamente Marc Trévidic, le président de l’Association française des magistrats instructeurs (AFMI), sollicité par Mediapart.

« Dans les petites juridictions, faute de personnel, les juges d’instruction font un peu de tout, ils sont accaparés par d’autres tâches et ne peuvent plus faire leur métier dans des conditions satisfaisantes », s’inquiète Marc Trévidic, lui-même en poste au pôle antiterroriste du tribunal de grande instance de Paris. « En outre, il n’y a que six postes de juge d’instruction à pourvoir cette année à la sortie de l’École nationale de la magistrature (ENM), contre cinq l’an dernier. Il n’y a plus de sang neuf. »

Parmi les conséquences pratiques de cette pénurie : la fin progressive de la collégialité de l’instruction, une réforme mise en place en 2008, pour rompre avec l’isolement supposé du juge, mais qui a eu beaucoup de mal à s’appliquer. Ainsi, onze pôles de l’instruction vont devoir fonctionner avec deux juges d’instruction au lieu de trois, ce qui rendra leur fonctionnement problématique.

M.B. RégnierM.B. Régnier

« On voit à nouveau des cabinets avec plus de cent dossiers en cours », déplore Marie-Blanche Régnier, juge d’instruction et membre du bureau national du Syndicat de la magistrature (SM, gauche). « La durée des instructions est plus longue. Et, avec la pénurie de postes généralisée dans les tribunaux, les juges d’instruction doivent également participer au service général, comme siéger de plus en plus souvent en correctionnelle, par exemple. »

Une lettre ouverte sur ce thème de la disparition du juge d'instruction, adressée par le SM au ministre de la justice, Michel Mercier, le 24 février, est restée sans réponse à ce jour.

 

Quand on veut se débarrasser de son chien...

Placés au centre d’un véritable cercle vicieux, les juges d’instruction sont également victimes d’une politique pénale qui a été mise en place depuis plusieurs années : ils sont de moins en moins souvent saisis par les parquets. Les procureurs n’ouvrent plus d’information judiciaire, préférant se confier à eux-mêmes des enquêtes préliminaires.

Réduire le nombre de juges d'instruction tout en faisant de moins en moins appel à leurs services est ressenti par de nombreux professionnels comme un moyen pernicieux de les marginaliser progressivement, avant de supprimer, un jour, une fonction qui serait tombée en désuétude.

Christophe RégnardChristophe Régnard

« Ce qui se passe actuellement n'est pas un hasard, c'est très clairement un moyen de préparer la suppression du juge d'instruction, en faisant exactement l'inverse de ce qu'avait préconisé la commission Outreau », tonne Christophe Régnard, le président de l'Union syndicale des magistrats (USM, modérée et majoritaire).

Quelques protestations commencent à se faire entendre ici et là. Les magistrats de Versailles (Yvelines), par exemple, ont écrit le 19 mars au ministre et à leur hiérarchie, pour demander le rétablissement d’un poste qui doit être supprimé : il y avait dix juges d’instruction en 2009 à Versailles, il n’y en aura plus que huit en septembre prochain, alors que le stock actuel est de 988 dossiers, dont 358 affaires criminelles.

À Senlis (Oise), une journée « justice morte » a été organisée au tribunal le 26 mars. En Normandie, des magistrats en poste à Rouen, Caen et Evreux (trois tribunaux qui perdraient un juge d’instruction chacun) ont organisé une conférence de presse sur ce sujet, le 2 avril.

Empêcheur d’étouffer en rond, le juge d’instruction présente – aux yeux du pouvoir exécutif – le tort immense d’être indépendant par statut, et parfois incontrôlable par tempérament. Depuis les années 1970, quelques figures emblématiques de « petits juges » ou de « juges rouges » se sont révélées, incarnant aux yeux de l’opinion une justice enfin égale pour tous, faibles ou puissants. Les Thierry Jean-Pierre, Eva Joly et autres Renaud Van Ruymbeke ont suivi.

Aujourd’hui, les succès les plus visibles des juges d’instruction se manifestent par l’émergence récurrente des affaires de corruption. Ils se sont également traduits par de grands procès, comme l’affaire Elf, ou encore les procès Pasqua et Chirac. Mais à s’attaquer aux patrons et aux politiques, les juges d’instruction se sont fait de puissants ennemis. La corporation déplaît et inquiète. On lui prête trop de pouvoir. Ses échecs sont guettés et commentés avec soin. Une coalition hétéroclite d’avocats d’affaires, d’élus, d’intellectuels, d’éditorialistes politiques et de lobbyistes de tout poil s’est formée, dégainant à la moindre erreur.

Au début des années 2000, les ratés des affaires DSK (Mnef) et Robert Hue (Gifco) ont donné lieu à un formidable déchaînement. Il devenait de bon ton de critiquer des juges fainéants, partiaux, illégitimes ou irresponsables, selon les cas. Plusieurs réformes successives ont renforcé les droits de la défense, et ont notamment retiré au juge d’instruction le pouvoir de placer une personne en détention provisoire.

R. Van RuymbekeR. Van Ruymbeke

C’est à l’occasion de l’affaire d’Outreau que ses adversaires se sont déchaînés, Nicolas Sarkozy saisissant l’occasion pour essayer d’en finir purement et simplement avec ce gêneur de juge d'instruction, en janvier 2009. L’oukase présidentiel a échoué.

Mais depuis plusieurs années, les affaires sensibles ne donnent lieu, le plus souvent, qu’à l’ouverture d’enquêtes préliminaires qui restent entièrement sous le contrôle du parquet. Le système est poussé à l’extrême dans les deux grands parquets où affluent le plus grand nombre de dossiers signalés : Paris et Nanterre. Pour les procureurs, les enquêtes préliminaires offrent l’avantage de rester secrètes : sans accès à la procédure, les parties ne peuvent plus informer les journalistes de l’évolution du dossier. Et moins de fuites, c’est moins de soucis avec le pouvoir.

Mais par la même occasion, on prive les plaignants d’une enquête indépendante menée par un juge indépendant. Autant le dire : l'enquête préliminaire se prête mieux à un enterrement de première classe.

 

Hémorragie au pôle financier de Paris

Autre preuve, s’il en était besoin, de la répugnance du pouvoir actuel à lutter efficacement contre la délinquance économique et financière : le nombre de juges d’instruction a également baissé au pôle financier du tribunal de Paris, censé traiter les plus gros dossiers, avec seulement dix magistrats instructeurs spécialisés contre quatorze en 2009, note l’USM. Le nombre de postes au parquet financier parisien connaît d’ailleurs la même évolution : il ne reste que sept « parquetiers » à la section financière (F2), contre douze en 2009. Même tendance chez les assistants spécialisés et les greffiers.

Aujourd’hui, il est difficile de ne pas considérer que les dossiers Bettencourt, Karachi, Takieddine, plus que menaçants pour le pouvoir actuel, contribuent à durcir cette politique pénale qui consiste à rogner le pouvoir des juges d’instruction et à obérer leur avenir.

M. TrévidicM. Trévidic

Pourtant, si d’aventure on le décidait, plusieurs pistes existent pour remettre en selle le juge d’instruction. « La première consiste à supprimer le filtre de la plainte avec constitution de partie civile, pour faciliter la désignation du juge », explique Marc Trévidic. Actuellement, il faut en effet adresser une plainte simple au procureur, qui a trois mois pour statuer, avant de pouvoir éventuellement déposer une seconde plainte, avec constitution de partie civile cette fois, qui atterrira finalement chez un juge d’instruction. Un parcours du combattant qui dissuade plus d’un justiciable.

Autre idée : « Abaisser le niveau des affaires qui peuvent passer en comparution immédiate. Aujourd'hui, des délits passibles d'une peine de dix ans de prison peuvent être jugés de cette façon, sans avoir été instruits en amont », constate Marc Trévidic. Troisième solution, « limiter la durée des enquêtes préliminaires du parquet », afin d’en finir avec cette zone grise des enquêtes qui traînent ou s'enlisent.

Enfin, reste le fameux changement de statut du parquet, qui permettrait d’en finir avec la sujétion des procureurs au pouvoir exécutif. Vaste programme.

 Source : MEDIAPART

Tag(s) : #actualités
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