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Une partie de l'armée refuse la répression

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C'est un tournant. Jamais, dans l'histoire de la Tunisie, le pays n'avait affronté une telle remise en cause du pouvoir du président Ben Ali ni une telle répression. Ce lundi, le pays ne parlait que de la répression menée par les forces de l'ordre tunisiennes depuis samedi soir autour de la ville de Kasserine, dans le centre-ouest, à quelque kilomètres de Sidi Bouzid, là où tout a commencé le 17 décembre, avec le suicide de Mohammed Bouazizi, jeune diplômé au chômage.

Alors que les manifestants continuent de descendre dans les rues aux quatre coins du pays, au moins 24 personnes sont mortes sous les balles des policiers dans les environs de Kasserine et de Regueb depuis samedi 8 janvier. Lundi, au moins quatre personnes ont trouvé la mort au cours des manifestations, dont le jeune Adel Sadaoui, selon plusieurs témoins et l'avocat Amar Jabali. Depuis trois jours, tous les magasins, bureaux et représentations officielles demeurent fermés dans cette ville.

Nouveau discours de Ben Ali

Depuis le palais présidentiel, ce “climat insurrectionnel” de la région de Kasserine paraît sans doute bien lointain. Après une première intervention le 28 décembre, le président Ben Ali s'est une nouvelle fois adressé aux Tunisiens ce lundi:

“La Tunisie n'est pas moins bien lotie que les autres Etats en matière de chômage, qui n'est pas seulement un problème tunisien, a-t-il expliqué. Il reste aux fauteurs de mensonges, aux terroristes, de cesser de fomenter des troubles contre la Tunisie, contre leur pays. Contre ces gens-là, ces groupes extrémistes, l'unique solution passe par la loi.”

Le président Ben Ali dans un discours lundi dernier.

Outre “de nouveaux efforts pour le développement régional” et “la tenue d'un forum pour l'emploi le mois prochain”, le président a appelé les partis à “consulter le peuple”.

300.000 emplois?

Il a également promis la création de 300.000 emplois d'ici 2012, sans que l'on sache très bien comment le gouvernement compte s'y prendre, ni quels seront les moyens mis à sa disposition.

En somme, une intervention présidentielle de 13 petites minutes, complètement déconnectée de la réalité du terrain. “Nous sommes atterrés, souffle Amar Jabali. Il a répété la même chose que le 28 décembre, il cherche à gagner un peu de temps, à diviser les manifestants, et nous promet toujours plus de violence. Il n'a même pas condamné les meurtres de manifestants!” Les avocats de Kasserine ont notamment voté ce lundi la reconduction de la grève, et devaient manifester mardi toute la journée devant le tribunal.

Les Tunisiens sous le choc

Lundi soir, les Tunisiens restaient encore sous le choc de la violence des dernières 48 heures, face à des policiers qui n'entendaient pas les laisser enterrer leurs morts en paix.

Selon les témoignages de membres de l'opposition locale recueillis par Mediapart, la police a fait feu dimanche sur les cortèges funéraires à Regueb et Kasserine, tuant notamment un enfant de 8 ans. Si bien qu'à Regueb, les habitants auraient demandé l'aide de... l'armée, pour les protéger des policiers.

À Thala aussi, l'avocate Mounia Boualila raconte à Mediapart comment la municipalité a demandé la protection des militaires, après que la police s'est livrée à plusieurs actes de violences et d'intimidations, comme ce fut le cas dans la nuit de dimanche à lundi avec l'évacuation forcée du dortoir du collège-lycée local.

L'avocate, qui évoque un bilan de 9 morts depuis samedi soir à Thala, expliquait lundi en fin d'après-midi que les policiers “séquestrent toujours trois cadavres de manifestants tués cette nuit-là dans le poste de police. (...) La police a également tenté de récupérer les corps des cinq autres victimes tuées par balles, et menacé les cortèges qui se dirigeaient vers le cimetière. Les soldats ont tenté de raisonner les policiers, nous avons discuté, et finalement nous sommes parvenus à les enterrer discrètement.”

L'armée prend ses distances

C'est l'un des éléments nouveaux et importants de ce début de semaine: la distance prise par une partie de l'armée vis-à-vis du régime. Ce lundi, une petite dizaine de soldats montaient la garde devant le tribunal de Kasserine, autant pour prévenir d'éventuels troubles en son sein que pour protéger les avocats, comme le rapportent plusieurs témoins.

En clair, si les forces de police demeurent fidèles au régime de Ben Ali, une partie de l'armée semble désormais plus distante: dimanche, le général des forces armées terrestres a été limogé ainsi que son état-major, par le président de la République, après que le général eut appelé les forces de l'ordre tunisiennes à ne “pas tirer contre la population”.

De leur côté, les avocats tunisiens, parmi les premiers à se mobiliser et à subir intimidations et enlèvements, travaillent actuellement à réunir un dossier suffisamment solide pour porter plainte devant la Cour pénale internationale, comme l'ont confié à Mediapart trois avocats de Tunis, Kasserine et Sfax.

Pour la première fois également, l'Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT), considérée comme acquise au régime, (...) ferait appel à une grève générale sur l'ensemble du pays, une éventualité retenue par la direction du syndicat.

Autre fait inédit, les prises de position dissonantes, dimanche, de deux partis de la coalition gouvernementale. L'Union démocratique unioniste (UDU, opposition légale, huit sièges au Parlement) a ainsi appelé à une action “urgente” du président tunisien Zine El Abidine Ben Ali et exigé l' “arrêt immédiat” de tirs à balles réelles contre les civils. Ce parti (...) demande au président Ben Ali d'intervenir “d'urgence pour assainir le climat, rétablir la confiance et restaurer le calme”, exigeant le jugement de “toute personne ayant ordonné l'usage des armes afin d'éviter au pays le risque d'interventions étrangères dans ses affaires nationales”. (...)

Le mouvement Ettajdid (un siège) s'est, lui, dit “choqué” par une “escalade dangereuse” et a appelé lui aussi le président Ben Ali à des “mesures urgentes pour l'arrêter”.

Deux prises de position très fortes dans le contexte étriqué du cénacle politique tunisien, qui n'autorise guère de contradiction en son sein.

Absence de perspective politique

“Notre gros problème, c'est l'absence de perspective politique”, indique toutefois Nizar Amami, l'un des responsables de la branche des PTT de l'UGTT, joint par Mediapart lundi midi à Tunis. “Aucun parti n'émerge, le parti démocrate progressiste (PDP, opposition légale) est trop faible. L'UGTT vient se substituer à l'opposition pour lancer des mots d'ordre, des actions de solidarité, mais pour le projet... Reste que le régime est vraiment déstabilisé, et que l'on n'a jamais vu ça.”

“Depuis le début, les slogans des manifestants sont dirigés contre Ben Ali et sa famille (en l'occurrence, le clan de sa femme, Leila Trabelsi), dont les gens ne veulent plus. C'est pour ça que la police tue, parce que les dirigeants ont peur.”

Nizar Amami, responsable à l'UGTT.

“Les signaux envoyés par l'armée, dans ce contexte, c'est très important. À nous maintenant de faire notre boulot pour compenser la faiblesse de l'opposition politique” ajoute le syndicaliste.

En l'absence d'un consensus sur un éventuel appel à la grève générale ce lundi soir, la branche PTT de l'UGTT a déjà prévu depuis le milieu de la semaine passée de lancer un appel à cesser le travail le mercredi 12. Les branches de l'enseignement et des médecins devraient suivre à la fin de la semaine.

Pierre Puchot/Mediapart

Source : au fait
Tag(s) : #actualités
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