L'immolation publique est un acte politique

 

 

La Tunisie n'intéresse pas seulement les Tunisiens, même s'ils sont et seront les premiers acteurs de leur avenir.

Les autres, et en premier lieu les populations des pays arabes, ont la démonstration empirique que leurs dirigeants peuvent fuir par lâcheté du jour au lendemain leur pays parce que leurs peuples auront vaincu leur peur. L'instauration de la peur, c'est-à-dire d'une politique quotidienne de paralysie quasi cognitive, comme forme particulière de gouvernement des hommes.

Ce n'est pas propre à la Tunisie. Lorsque cette peur ne trouve pas de prise en charge politique et n'est pas socialement traitée par des collectifs institués (partis, clubs, syndicats, associations, etc.), alors ce n'est pas seulement un espace public inappropriable qui vient à disparaître, s'impose en lieu et place un espace dominé partout et sans relâche par la police d'Etat, qui n'est rien d'autre qu'une police des moeurs et de la pensée.

Mais il y a peut-être plus que cela. Un phénomène très récent est apparu au Maghreb et ailleurs dans les pays musulmans, que l'on note au passage sans s'y attarder. Ces dernières années, en terre musulmane, des musulmans s'immolent par le feu pour protester contre les conditions d'existence qui leur sont imposées par des autorités aveugles et illégitimes. Le phénomène est relativement connu pour les femmes afghanes, qui ne trouvent d'autre moyen de s'élever contre les violences quotidiennes qui leur sont faites que de se suicider par le feu.

Mais dans le monde arabe, et particulièrement au Maghreb, ce mode de protestation est renvoyé par les autorités et les médias à un acte singulier, désespéré, ne possédant aucune signification politique et culturelle. Ce qui bien évidemment est faux. Trois exemples pour montrer les similitudes des conditions qui ont rendu possible le passage à l'acte.

Algérie, octobre 2010. Une veuve, quinquagénaire et mère de trois enfants, femme de ménage, a été sauvée in extremis par un soldat de la protection civile au moment où elle s'aspergeait d'essence. Cette femme a essayé de se brûler vive dans le bureau de la municipalité de Aïn Kermes dans la wilaya de Tiaret. On lui refusait un logement.

Maroc, décembre 2005. A Rabat, selon Maroc Hebdo daté du 23 décembre 2005, une vingtaine de diplômés sans emploi ont protesté en tentant de s'immoler par le feu. "L'embauche ou la mort", tel était le slogan de ces chômeurs diplômés de l'enseignement supérieur.

L'hebdomadaire décrit ainsi la situation : "Un groupe de chômeurs, tous détenteurs d'une lettre royale ordonnant leur embauche au sein de la fonction publique, au ministère de la justice ou celui de l'intérieur, ont entamé leur marche depuis le siège du ministère de la santé vers celui de la primature. Ils se sont attachés l'un à l'autre avec une corde autour du cou. Chacun des manifestants tenait dans une main une bouteille contenant un demi-litre d'essence et dans l'autre main un briquet. Ils s'aspergeaient d'essence tout en marchant pour pousser les responsables à mettre fin à leur calvaire."

Tunisie, décembre 2010. Mohamed Bouazizi, un marchand à la sauvette (comme des centaines de milliers au Maghreb) de 26 ans, s'immole par le feu après s'être vu confisquer ses fruits et légumes par la police. Il meurt le 4 janvier des suites de ses blessures. Toutes ces personnes sont de confession ou de culture musulmane, dans laquelle le suicide est un péché absolu ; il est haram de s'ôter soi-même la vie. Et pourtant ils ont passé outre à cette obligation sacrée de laisser à Dieu le moment et la circonstance de leur mort. Mais la religion ne peut rien contre la misère, elle peut seulement la rendre plus supportable. En attendant mieux.

C'est le politique ou le politico-militaire qui rend possible et entretient l'état de misère dans lequel sont plongés ces peuples. Ces événements sont commis et se déroulent dans des conditions analogues : des sociétés frappées par le manque (de travail, de nourriture, de logement, de justice sociale, de droit, de liberté d'expression, etc.) et l'oppression sociale, politique et culturelle. Cette violence extrême retournée contre soi-même, à défaut de la diriger contre l'oppresseur, exprime une souffrance infinie de ne pas compter ou de ne compter pour rien et le désespoir immense de ne pouvoir de nouveau compter ou de se "faire remarquer" que dans la mort.

Porter la main sur soi par le feu n'est pas seulement une méthode comme une autre. Avant d'être un "moyen" d'autosuppression, c'est d'abord et avant tout un acte politique parce que public. Une mise en scène tragique réalisée en public à la signification pleinement politique. Ce geste public se conçoit pour tous, acteurs et spectateurs, expressément comme un acte spectaculaire et indélébile. Les témoins ne sont pas éloignés du drame ; nous ne sommes pas ici dans une co-souffrance à distance.

La mort se donne dans l'espace public (par opposition à l'espace privé) avec pour public immédiat el chaâb (le "peuple"). Ce ne sont pas seulement les autorités qui sont prises à partie, c'est le peuple qui est pris à témoin d'injustices proprement insupportables. Si l'immolé par le feu ne meurt pas, alors son acte restera exposé pour toujours au regard des autres.

La question n'est pas anodine, à laquelle nous devrions réfléchir car ce phénomène tend à s'amplifier dans les trois pays (et ailleurs). Les souffrances sociales personnelles, souvent extrêmes, de ces millions de femmes, d'hommes et de jeunes gens sont devenues des problèmes sociaux transformés, par leur refus de se soumettre et leur exigence de justice, en problèmes de société.

Nous sommes, pour le dire dans le langage du philosophe Michel Foucault, en présence d'une parrêsia, d'une parole prise en son nom propre, n'engageant que soi, un geste risqué pour dire la vérité à tous les détenteurs du pouvoir : époux, familles et institutions.

A tous ceux qui prennent plus que l'apparence du maître, et qui sont réellement ou symboliquement les maîtres du corps d'autrui et de leur destinée. Ce qui est, est-il besoin de le rappeler, la figure antithétique de l'aliénation et de la passivité. Ces peuples auront malheureusement presque tout connu du malheur et de la misère sociale. Après la colonisation, l'ineptie et la violence des régimes tyranniques, après le tragique syndrome du hrigue (immigration clandestine), une partie des forces vives de ces sociétés découvre celui de l'immolation par le feu.

Il n'est pas sûr que les autorités en soient bien conscientes. Il suffit d'une seule preuve pour s'en convaincre : l'interdiction du hrigue sous peine d'emprisonnement. D'ailleurs, entre hrigue et immolation par le feu, n'y a-t-il pas des similitudes sociales et sémantiques ? Dans les deux cas, on brûle, réellement ou symboliquement, son passé et son présent pour en finir avec une vie sans nom, une existence dénuée de sens.

Smaïn Laacher, sociologue, Centre d'étude des mouvements sociaux (CNRS-EHESS)

 

Source : LE MONDE.FR

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