Cartographie de la pensée critique contemporaine

Après l’heure de gloire des Finkielkraut, Glucksmann et consorts, les penseurs critiques sont de retour. Ils viennent du monde entier et la plupart sont universitaires. Leur mise en cause de l’ordre social est globale. Décryptage.

L’ouvrage du sociologue Razmig Keucheyan vient combler un vide [1]. Si la « révolution conservatrice » a été étudiée, ce n’est pas le cas du renouveau des pensées critiques. Il faut dire qu’en termes de présence médiatique, à l’exception notable de quelques-uns dont Alain Badiou et Slavoj Zizek, ses représentants n’arrivent pas à la cheville de leurs contemporains convertis au néolibéralisme. Et pour cause. On imagine mal un Jacques Rancière bégayant, cérébral à l’extrême, squatter les plateaux télévisés pour donner son avis sur l’assaut contre la flotille humanitaire en route vers Gaza. A l’inverse, les « nouveaux philosophes », Bernard-Henri Lévy ou Alain Finkielkraut, chantres d’une pensée claire qui partage le monde entre le bien et le mal, s’y sentent en famille. D’autant plus à l’aise derrière le petit écran qu’eux-mêmes, en un sens, « sont des produits médiatiques. Leurs ouvrages : en plus de signes reconnaissables : chemise blanche, mèche rebelle, posture « dissidente » : ont été conçus en tenant compte des contraintes de la télévision ». La formule choc d’André Glucksmann, « Théoriser, c’est terroriser », possède l’efficacité d’un slogan publicitaire. Surgis sur les ruines des mouvements de contestation des années 1960-1970, ces « convertis » n’interrogent plus les conditions de possibilité d’un autre monde, car pour eux tout projet de transformation de la société conduit au totalitarisme. Leur force de frappe depuis les années 1980 n’a pas cependant suffi à stopper la marche des théories critiques apparues après la chute du mur de Berlin. Pendant de la peinture caustique réalisée par François Cusset du « grand cauchemar des années 1980 », Hémisphère gauche dresse la cartographie qui manquait pour s’orienter dans la galaxie des pensées critiques. Une galaxie qui a pour particularité de « remettre en question l’ordre social existant de façon globale.

Les critiques que ces théories formulent ne concernent pas des aspects limités de cet ordre, comme l’instauration d’une taxe sur les transactions financières, ou telle mesure relative à la réforme des retraites. Qu’elle soit radicale ou plus modérée, la dimension « critique » des nouvelles théories critiques réside dans la généralité de leur mise en question du monde social contemporain » ». Ils sont universitaires, généralement professeurs en sciences humaines, rarement membres à part entière d’organisations politiques. C’est là une différence de taille avec les marxistes de la génération classique. Autre évolution, les théoriciens critiques ne sont plus seulement européens ni nord-américains. Pris dans le mouvement de circulation internationale des idées, ils viennent désormais des quatre coins de la planète. Razmig Keucheyan en recense une dizaine originaires des marges du « système-monde ». Et non des moindres. Parmi eux, le Palestinien Edward Saïd, le Slovène Slavoj Zizek, l’Argentin Ernesto Laclau, la Turque Seyla Benhabib, le Japonais Kojin Karatani, le Camerounais Achille Mbembe et le Chinois Wang Hui. Force est de constater malheureusement : l’auteur est le premier à le déplorer : que la couleur dominante de l’ouvrage reste européenne et nord-américaine. Faute de traductions, l’Asie et l’Afrique sont en effet les grands absents de cette cartographie. C’est pourtant là, en périphérie des pays occidentaux, que Razmig Keucheyan voit l’avenir des théories critiques, même si leur centre de gravité reste pour l’heure situé aux Etats-Unis. Quant à l’Europe, elle a connu un climat de « glaciation théorique » à la fin des années 1970 dont elle n’est pas tout à fait sortie, même si elle continue d’engendrer et d’exporter des auteurs aussi importants que Giorgio Agamben, Jacques Rancière, Toni Negri ou Alain Badiou. C’est le cas de la France, pays d’Althusser, Foucault ou Barthes, qui a « perdu la capacité d’innovation qui était la sienne antérieurement ».

Les expériences politiques des théoriciens critiques remontent moins à Gênes et aux grèves de 1995 qu’aux années de plomb et à Mai 68. Mais leurs idées, elles, sont jeunes. L’oppression économique n’est plus centrale à leurs yeux. Ils ont fait émerger la notion de « multitude », réinventé le concept de « peuple », pensé l’« événement », substitué l’idée d’« aliénation » à celle d’« exploitation », redéfini le pouvoir comme un micro-pouvoir disséminé dans la société, fait apparaître le potentiel émancipateur de nouveaux sujets sociaux : femmes, colonisés, étudiants, fous, marginaux, détenus... Mélange de traditions et de modernité, les théories critiques réhabilitent d’anciens concepts, telles l’« utopie », la « souveraineté » et la « citoyenneté ». Elles héritent, à l’exemple de Fredric Jameson, d’un marxisme occidental qui n’est toutefois plus hégémonique, concurrencé dans les années 1970 par un structuralisme en plein essor. Et puisent à des sources insolites comme les nombreuses références au fait religieux que l’on retrouve chez Giorgio Agamben ou Toni Negri, Michael Hardt ou Slavoj Zizek, Alain Badiou ou Daniel Bensaïd. « Comment continuer à croire (en la faisabilité du socialisme) lorsque les circonstances lui sont radicalement hostiles (les faits ont invalidé cette idée) ». Telle est la question. Bensaïd, décédé en janvier 2010, avait choisi pour y répondre l’image du « pari mélancolique », en écho à Pascal, entre croyance et désenchantement. On en revient au mot d’ordre de Gramsci : « Pessimisme de la raison, optimisme de la volonté ». Les « pessimistes » dont regorge l’époque constituent l’un des six archétypes définis par Razmig Keucheyan, avec les « convertis », les « résistants », les « experts », les « dirigeants » et les « novateurs ».

Ces derniers manient l’art de l’hybridation. Exemple : l’écosocialisme, « l’un des thèmes critiques contemporains les plus stimulants ». Apparue sous la plume d’André Gorz, l’écologie politique fait partie des nouveaux objets. Mais on voit aussi ressurgir de vieilles thématiques. Deux colloques récents qui se sont tenus à Londres puis à Saint-Denis attestent ainsi du regain d’intérêt pour une idée que l’histoire avait jetée aux oubliettes : le communisme. Or, ce n’est pas le moindre des paradoxes que de constater que cette idée monte à l’heure où sa traduction politique ne cesse de décliner. L’échec des mouvements sociaux des années 1960, combiné à la crise des modèles classiques du mouvement ouvrier, n’a pas anéanti toute ambition critique. Mais il a suscité une fuite vers l’abstraction. Razmig Keucheyan, à la fois sociologue et membre du NPA, relève que « rares sont les théoriciens critiques actuels en prise avec des processus politiques réels ». Du coup, « les théories critiques actuelles pèchent par leur absence de réflexion stratégique. Car d’abord, il faut se doter d’une description précise du monde, or il évolue. Et une stratégie s’élabore en interaction avec des mouvements sociaux, or on a vu la faiblesse des relations des théoriciens critiques avec ces mouvements. » L’auteur d’Hémisphère gauche ne perd pas de vue son objectif : aider la gauche à surmonter ses défaites. C’est là qu’intervient le pragmatisme de Razmig Keucheyan qui conçoit son travail d’élaboration comme un préalable à l’action. L’Américain Fredric Jameson affirme que pour agir, il faut se représenter le monde. Devant la prédominance d’une culture postmoderne : télévision, cinéma, architecture : qui sollicite l’organe spatial, il veut faire émerger un nouveau sentiment de temporalité. C’est à ses yeux la tâche de la pensée « utopique » et la condition du changement social.

Par Marion Rousset


Notes

[1] Hémisphère gauche : Une cartographie des nouvelles pensées critiques, de Razmig Keucheyan, 316 pages, éd. Zones, 21

 

Source : ESSF

Tag(s) : #lectures
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