6 septembre 2018 / Nicolas Haeringer
La démission de Nicolas Hulot, à la fin d’un été marqué par de nombreux événements climatiques extrêmes, démontre l’impasse du « catastrophisme, même éclairé », selon l’auteur de cette tribune. Qui propose de « mettre toute notre énergie dans l’organisation collective, autour de quatre axes : la résistance, la non-coopération, les alternatives et le soin ».
Nicolas Haeringer est chargé de campagne pour 350.org.
- Nicolas Haeringer.
La catastrophe est un objet politique complexe, difficilement saisissable. Beaucoup, parmi celles et ceux qui mobilisent sur les questions écologiques et climatiques, s’en remettent à elle pour construire leurs argumentaires, pour construire des mobilisations larges — pour « réveiller les consciences », « provoquer un sursaut », construire une « mobilisation générale », voire faire émerger une « union sacrée ».
Nicolas Hulot était l’un des représentants les plus médiatiques et convaincus de celles et de ceux-ci. C’est probablement l’une des raisons qui l’avaient poussé à accepter d’entrer au gouvernement : le temps était venu, pensait-il, de construire cette mobilisation générale depuis les institutions. Sa force de conviction — et plus encore, la force de l’évidence — suffirait à remporter des arbitrages ministériels. Emmanuel Macron lui avait donné des gages : après tout, n’était-il pas le plus haut placé des ministres dans l’ordre protocolaire ?
Nicolas Hulot, quand il dirigeait sa fondation, quand il participait aux négociations ayant mené à l’adoption de l’accord de Paris sur le climat comme quand il était ministre, n’a ainsi cessé de pointer du doigt la catastrophe qui vient — et à chaque fois qu’il le faisait, c’était pour mieux regretter et dénoncer notre apathie. « Notre maison brûle, et nous regardons ailleurs », faisait-il dire, il y a plus de 15 ans maintenant, à Jacques Chirac. En 2015, alors même qu’il était au cœur du dispositif institutionnel, il lançait un « ultime appel à la raison et à la mobilisation », demandant au chef.fe.s d’État et de gouvernement « d’oser » enfin agir — « un coup de poing sur la table des négociations ».
Longtemps, Nicolas Hulot a cru à « l’heuristique de la peur » ou au « catastrophisme éclairé ». Il était convaincu que l’idée même de l’inéluctabilité de la catastrophe finirait bien par nous pousser à agir. La catastrophe de trop finirait bien par arriver — non pas celle de trop dans le sens où elle rendrait la terre définitivement invivable. Celle de trop dans le sens où nous cesserions d’accepter de subir le cours des choses.
Cette approche est loin de faire l’unanimité, en particulier auprès de celles et ceux, dont je suis, qui sont convaincu.e.s que les mobilisations sociales sont le facteur décisif de changement car nous savons que les êtres humains, lorsqu’ils et elles s’organisent ensemble, ont une extraordinaire capacité à faire bouger la ligne démarquant ce qui est possible de ce qui ne l’est pas.
Mais, que nous soyons catastrophistes ou mouvementistes, tou.te.s ensemble, nous pensions au moins qu’il était possible de concilier les deux. Que peut-être adviendrait un jour l’un de ces rares moments de l’histoire qui conjuguerait la formidable force de l’organisation collective avec la puissance du sentiment d’urgence.
De ce point de vue, quelle que soit l’appréciation que l’on a de Nicolas Hulot et de son bilan en tant que ministre, sa démission ne peut laisser indifférent. Elle marque en effet un tournant stratégique majeur, en ce qu’elle semble avoir pour principal fondement le renoncement à l’idée que la catastrophe puisse provoquer le passage à l’action.
Il faut, de ce point de vue, prendre la mesure de ce que dit le désormais ex-ministre de la Transition écologique et solidaire au tout début de son interview — dont voici la transcription.
Nicolas Demorand — Bonjour Nicolas Hulot. Incendies un peu partout dans le monde — Grèce, Suède, États-Unis ; inondations suivies de canicule au Japon ; records de températures en France, etc. J’arrête la liste des événements majeurs de l’été. C’est la bande-annonce de ce qui nous attend, ont dit les scientifiques. Sur le sujet, tout a été dit. Tous les grands mots ont été employés. Mais le film catastrophe est là, sous nos yeux. On est en train d’y assister. Est-ce que vous pouvez m’expliquer pourquoi, rationnellement, ce n’est pas la mobilisation générale contre ces phénomènes et pour le climat ?
Nicolas Hulot — Je vous ferai une réponse qui est très brève : non.
N. Demorand interrompant N. Hulot — C’est impossible à expliquer ?
N. Hulot — Non. Je ne comprends pas. Je ne comprends pas que nous assistions globalement, les uns et les autres, à la gestation d’une tragédie bien annoncée, dans une forme d’indifférence. La planète est en train de devenir une étuve. Nos ressources naturelles s’épuisent. La biodiversité fond comme la neige au soleil. Et ça n’est pas, toujours, appréhendé comme un enjeu prioritaire. Et surtout, pour être très sincère, mais ce que je dis vaut pour la communauté internationale, on s’évertue à entretenir voire à réanimer un modèle économique marchand qui est la cause de tous ces désordres. Donc, la réponse à votre question : non, je ne comprends pas comment après la Conférence de Paris, après un diagnostic imparable qui ne cesse de se préciser et de s’aggraver de jour en jour, ce sujet est toujours relégué dans les dernières priorités. »
Qu’un des représentants les plus influents du « catastrophisme éclairé » partage ainsi son désarroi et son sentiment d’impuissance — alors même qu’il est censé disposer d’une administration et de relais forts — ne peut nous laisser indifférents. Si un été comme celui qui s’achève ne provoque pas de sursaut, alors il est à peu près certain qu’aucune catastrophe (ou qu’aucune série de catastrophes) ne provoquera de sursaut des consciences. C’est, en soi, un enseignement tout aussi important que la confirmation du rôle délétère que jouent les lobbies.
Et cela a des conséquences très claires d’un point de vue stratégique. Il n’y aura pas d’événement unificateur, qui permettra de transcender les clivages et de rassembler chacun.e autour d’un même impératif éthique : faire tout ce que nous sommes en mesure de faire (et même plus) pour prévenir la catastrophe qui vient (ou, à défaut, en atténuer la portée).
Deux options sont dès lors possibles. La première est une impasse stratégique : il s’agit de considérer qu’au fond, la démocratie n’est pas compatible avec l’action pour le climat et la biodiversité, car les décisions qui s’imposent seraient par nature impopulaires. Une impasse stratégique, car elle se fonde sur une illusion : celles que nous serions toutes et tous égales et égaux, que nous aurions tou.te.s des intérêts équivalents — et que nous ne serions nullement prêt.e.s à céder, à renoncer à nos privilèges. Cette vision ne fonctionne que dans un monde qui serait, comme par magie, libéré de toute classe, de toute race, de tout genre, de toute orientation sexuelle — un monde sans inégalités, sans formes d’oppression, sans mécanismes de domination. Une impasse qui pourrait malheureusement séduire — en particulier à un moment où l’extrême droite ne cesse de gagner en influence. Au fond, si la catastrophe ne nous suffit pas, pourquoi ne pas se laisser tenter par des formes autoritaires de gouvernement ? — ultime recours, mais chimère protectrice.
La seconde est donc, en réalité, la seule option qui tienne. Nous ne pouvons plus nous en remettre qu’à l’organisation collective et à la solidarité.
Si le catastrophisme s’avère vain, notre seul espoir est donc à trouver dans une approche qui parvienne à faire tenir ensemble quatre approches : la résistance (les luttes, le conflit, pour bloquer la destruction du monde) ; la non-coopération (retirer notre consentement pour éviter que notre monde ne prenne fin) ; la construction d’alternatives (pour construire des modes de vie durables) ; et le soin (les un.e.s des autres, pour parvenir à ne pas sombrer dans le désespoir, résister à la tentation de croire qu’il est trop tard et travailler notre résilience collective — et qui recoupe ce que Corinne Morel-Darleux, nomme « dignité du présent »).
C’est une sorte de prolongement des pratiques et stratégies du mouvement « pour la justice climatique ».
C’est, en substance, le contenu d’une partie des échanges qui se sont tenus autour de la notion d’« effondrement », lors de l’université solidaire et rebelle, trois jours avant que Nicolas Hulot n’annonce sa démission.
Tadzio Müller, militant activement impliqué dans les actions de blocages de mines de charbon en Allemagne, y expliquait notamment que nous devons imaginer des stratégies et des actions qui soient à la hauteur de notre diagnostic : face à la destruction du monde, nous n’allons pas nous mobiliser pour demander aux constructeurs automobiles de fabriquer plus de véhicules électriques.
Il ne s’agit pas de dire que nous devons tou.te.s, séance tenante, tourner le dos à nos vies pour nous adonner à des actions radicales de désobéissance civile : la résistance (le blocage) ne sont que l’une des modalités de cette impérieuse nécessité d’agir au même niveau que la catastrophe qui vient. Prendre soin — de soi, des autres — avec une intensité équivalente à celle mise dans les actions de désobéissance climatique de blocage d’infrastructures fossiles n’est pas moins important (en particulier face à la tentation de l’autoritarisme vert-brun).
Les mobilisations organisées du 8 au 15 septembre prochain, en France (et le 8 septembre, partout dans le monde) seront une première manière de réagir — et de rappeler que la seule manière de survivre à la catastrophe est de ne jamais renoncer à l’horizon de la justice.
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