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En finir avec le culte du secret et de la raison d'Etat

 
Au prétexte de la tyrannie de la transparence, l'affaire WikiLeaks a ranimé chez certains le culte du secret et de la raison d'Etat. Une révélation de plus, et ce sont les vertus de la politique machiavélienne qui seront réhabilitées et, avec elles, cette habitude de protéger n'importe quel agissement du pouvoir du discrétionnaire "secret défense".

 

 

 

 

C'est pourtant moins le risque de la transparence que celui de l'opacité qui menace aujourd'hui la communication des pouvoirs économique et politique. La demande d'informations issues des coulisses apparaît alors comme un contre-feu face à l'hypertrophie des stratégies de communication qui cadenassent dans une langue de plus en plus artificielle les discours du pouvoir.

A cet égard, et Internet n'est ici qu'un prétexte, c'est la difficulté croissante à accéder aux agissements réels des gouvernants qui, depuis plusieurs années, travaille la profession journalistique. Elle a contribué à affaiblir la frontière entre la scène et les coulisses et a malmené la fragile règle du "off the record". Les gouvernants eux-mêmes ont participé à ce brouillage en se livrant à des stratégies de communication visant à scénariser leur vie privée et à faire de leur personne le principal argument de leur politique.

Cette transformation de la communication politique, à laquelle la télévision a largement contribué, a aussi donné plus de nécessité à un journalisme d'investigation qui, depuis toujours, se nourrit d'informations prélevées à la source des pouvoirs par le truchement d'informateurs haut placés. L'affaire WikiLeaks montre qu'avant même de favoriser l'investigation des amateurs dans les informations du pouvoir, ce sont les informateurs eux-mêmes qui s'amateurisent.

La numérisation contribue certes à fragiliser le contrôle des institutions sur leurs informations. Mais sans doute est-ce aussi l'augmentation des conflits de loyauté à l'intérieur même des institutions qui favorise la dissidence et conduit des informateurs de moindre rang dans les administrations et les entreprises à se tourner vers le public. Tout comme l'augmentation des mouvements de désobéissance civile, ces dissidences témoignent d'une sensibilité plus large aux tensions morales qui s'exercent sur le travail des agents de l'Etat.

L'augmentation du niveau culturel, les nouvelles formes d'individuation de nos sociétés, la distance à l'égard des formes traditionnelles de représentation concourent à porter dans l'espace public des attentes d'authenticité et d'expressivité de plus en plus fortes. Celles-ci contestent toujours plus vivement le partage autoritaire entre informateurs et informés. Elles accompagnent aussi la multiplication des dispositifs de démocratie participative qui, pour fonctionner, doivent créer de la controverse en faisant "entrer" les citoyens à l'intérieur des dossiers bien avant que ceux-ci ne soient fermés par la décision politique. Or, c'est justement de cette exigence de participation à une conversation politique élargie qu'Internet est porteur, bien plus qu'il n'est l'agent d'une société translucide.

Promoteurs et opposants de WikiLeaks partagent une même croyance en la vérité des données. Les premiers supposent qu'il suffit de lâcher des données brutes dans la nature pour renforcer le contrôle des citoyens sur leur gouvernement. Les seconds voient dans cette transgression la rupture du partage entre scène et coulisses qui les dépossèdent du magistère qu'ils exercent sur des citoyens incapables d'appréhender dans sa réalité la complexité de leurs agissements.

Pour les uns comme pour les autres, une fois rendue publique, la donnée exercerait une force propre conduisant, pour le meilleur ou pour le pire, à cette politique de la vérité qui déshabille les pouvoirs et dépouille les individus de leur libre arbitre. Il est pourtant assez trompeur de regarder Internet avec les catégories de l'espace public traditionnel en pensant tout à la fois que tout y est public et que tout y est information.

La demande d'expression et d'authenticité qui s'affirme sur Internet invite les individus à rendre publics certains traits de leur vie privée ou de leurs activités professionnelles. Mais, la plupart du temps, cette mise en récit de leur vie, de leurs opinions et de leurs attentes se réalise dans les espaces en clair-obscur des réseaux sociaux de l'Internet, qui délimitent pour les utilisateurs des petits publics, beaucoup plus proches des cercles de sociabilité entre proches que du grand espace public des médias.

C'est d'ailleurs parce que les internautes n'ont pas l'impression de parler devant tous qu'ils s'expriment si librement, sur tous les tons, en mêlant leur propre vie aux événements vécus au travail et à l'actualité politique. Dans la très grande majorité des cas, ces conversations n'ont qu'une visibilité limitée à leurs participants. L'accessibilité des informations sur Internet n'y est en rien garante de leur visibilité.

Souvent aussi la qualité de ces informations prises dans le jeu de la conversation et de la valorisation de soi reste très fragile. Ce sont les internautes, simples quidams ou professionnels, qui, à travers le travail collectif de lecture, de commentaire, d'analyse et de mise en circulation de certaines informations, les rendent visibles tout en en laissant beaucoup d'autres dans l'ombre. Il existe sans doute déjà sur Internet un nombre considérable de bases de données, de documents ou de témoignages qui dorment sans avoir fait l'objet d'un travail de saisie critique.

Quelle qu'en soit l'origine, l'abondance des données ne fait pas une "contre-démocratie" sans la mobilisation de communautés d'interprètes susceptibles de leur donner un contexte, du sens, une narration et une visibilité. La mise en conversation de la société réclame un accès plus large et plus facile aux données, mais demande avant tout que la politique suscite un désir de conversation.

Ouvrage : "La Démocratie Internet. Promesses et limites", Seuil, 102 p., 11,50 €, et de "Médiactivistes" avec Fabien Granjon, Presses de Science Po, 146 p., 12 €.


Dominique Cardon, sociologue

 

 

Lire aussi notre article sur MEDIACTIVISTES :

 

Médiactivistes, un livre de Dominique Cardon et Fabien Granjon  

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Repères

Création
WikiLeaks a été créé fin 2006 par Julian Assange, un Australien qui se définit à la fois comme "militant des droits de l'homme, journaliste et programmeur informatique". Julian Assange a réussi à rassembler autour de lui une petite armée de militants bénévoles éparpillés dans plusieurs pays (surtout des informaticiens et des journalistes), qui l'ont aidé à mettre en place un réseau international de serveurs anonymes et sécurisés, capable de déjouer les tentatives d'intrusion et de surveillance.

Objectif
Le site s'est donné pour mission de publier des documents secrets dévoilant des crimes ou des affaires de corruption. WikiLeaks ne recherche pas lui-même de documents.

Révélations
Depuis 2007, WikiLeaks a dévoilé des milliers de crimes et de scandales dans de nombreux pays. Il est devenu célèbre en avril 2010 avec la diffusion d'une vidéo, tournée à Bagdad, montrant un hélicoptère américain massacrer des civils à la mitrailleuse.
En juillet, il a publié 77 000 documents confidentiels rédigés par des officiers américains en Afghanistan et, en octobre, 400 000 autres documents militaires américains sur la guerre en Irak. Depuis, les Etats-Unis considèrent Julian Assange comme un ennemi.

Sonneur d'alarme
Un whistleblower (sonneur d'alarme) est une personne qui veut dénoncer des actes illégaux ou immoraux commis par son patron, son supérieur hiérarchique, ou par un responsable politique ou administratif, et qui possède des documents prouvant ses accusations, mais qui souhaite rester anonyme par peur des représailles.

Les télégrammes diplomatiques
Le dossier contient 251 287 télégrammes diplomatiques du département d'Etat américain. Les télégrammes sont classifiés "Secret" (16 652 mémos), "Confidentiel", ou sont "Non classifié" (aucun mémo n'est "Top secret", le plus haut degré de classification aux Etats-Unis). 90 % des câbles concernent les années 2004-2010.

L'accord entre les cinq journaux et WikiLeaks
Cinq journaux (Le Monde, The New York Times, The Guardian, Der Spiegel et El Pais) ont reçu de WikiLeaks la totalité des télégrammes américains. Plus de 120 journalistes ont lu et analysé les mémos. Les journaux décident au fur et à mesure de la publication de leurs articles, de la sélection de mémos publiés par leurs cinq sites Internet et par WikiLeaks.
Les cinq journaux éditent ensemble les mémos destinés à être publiés afin de protéger les identités des individus qui pourraient être menacés. WikiLeaks s'est engagé à ne publier les câbles qui ne seront pas utilisés par les cinq journaux qu'ultérieurement, une fois toutes les identités protégées par ses soins.

Revue
Dirigée par Patrice Flichy, Réseaux, revue publiée aux éditions La Découverte, s'intéresse au champ de la communication et plus particulièrement aux télécommunications, aux mass media et à l'informatique. Elle a notamment publié un numéro consacré aux nouvelles pratiques journalistiques à l'heure d'Internet (2009).



Source :  Le Monde : Article paru dans l'édition du 04.12.10


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